Pendant la trêve des confiseurs, j’ai passé quelques jours au bord de la mer. Dans le Morbihan, près des menhirs de Carnac, un ravissant petit port se niche au cœur de la baie de Quiberon : la Trinité-sur-Mer. Autrefois port de pêche, cette commune bretonne est devenue port de plaisance où viennent s’amarrer des bateaux de grande taille, essentiellement des multicoques, en préparation de courses autour du monde. Les amateurs de compétitions nautiques ne s’y trompent pas : la Trinité-sur-Mer est bien la "Mecque" de la voile. C’était l’endroit rêvé, bercé par le ressac des vagues, pour lire La mer est ronde de Jean-François Deniau. Un petit livre hommage à la mer, truffé d’anecdotes de croisières et d’expériences de navigation.
C’est Jean d’Ormesson qui me l’a fait connaître. Au moment de la mort de son ami et confrère académicien, en 2007, il lui a consacré un billet dans le Figaro du 25 janvier. Chronique émouvante que l’on retrouve dans Saveur du temps. Jean-François Deniau fut un homme politique de premier plan : ambassadeur, ministre, commissaire européen, député. Mais aussi un romancier et navigateur émérite. Jean d’Ormesson écrit : « Sur sa tombe, on pourrait écrire : Jean-François Deniau, marin. Déjà atteint par la maladie, il partait pour des navigations solitaires qui faisaient frémir ses amis. L’image que je garde de lui se rattache à nos courses en Méditerranée où nous étions seuls, tous les deux, et où il dirigeait son bateau en me racontant des histoires irlandaises de fantômes et d’amour. C’était un conteur hors pair. Ses mémoires, ses romans, ses nouvelles lui ont valu beaucoup de lecteurs. Entre marine et littérature, il a écrit un petit livre enchanteur qui reste une bible pour tous les apprentis navigateurs : La mer est ronde ». Seulement voilà : je ne suis pas navigateur, ni apprenti, ni familier de la voile. D’après la définition de Jean-François Deniau, je suis le contraire du marin : je suis un baigneur. Oui, j’aime la mer. Plonger dedans. La regarder, l’entendre, la toucher, la goûter aussi, souvent malgré moi. Elle m’évoque de nombreux souvenirs, dans l’eau et sur l’eau. Elle cultive mon goût du mystère, des légendes, des huîtres. Mais je n’ai pas le pied marin. Alors, ne soyez pas surpris si je vous dis être monté sur un bateau à voile, à trois reprises seulement.
La première fois, ce fut un échec total. Voulant rentrer au port d’Erquy, en Bretagne nord, poussé par les vagues, le skipper du 420, sur lequel il avait convaincu d’embarquer l’adolescent que j’étais, relève la dérive pour "planer", comme il dit. En effet, j’ai plané. Ou plutôt, j’ai fait un vol plané. Beaucoup trop de houle. Après deux ou trois gîtes, le bateau s’est couché sur le flanc, nous projetant par-dessus bord. J’étais seul équipé d’un gilet de sauvetage, moi, le passager novice... Plus sûr de lui, mon compagnon est tombé à l’eau, en petite chemise. Un coup de mât sur la tête et il s’en est fallu de peu pour qu’il coule, assommé. Voulant remettre le bateau à flot, il tire sur la dérive. C’était faire fi du poids de la voile, gorgée d’eau. Fatalement, le bois craque et la dérive casse. Soudain moins sûr de lui, mon barreur déclare forfait et joue des bras pour appeler les sauveteurs. Nous rentrons, penauds, sous le regard amusé des badauds qui avait suivi notre petit spectacle de marionnettes, au pied du phare. Moi, j’avais l’impression d’avoir vécu le naufrage du Titanic. Quand à mon partenaire, je mesure aujourd’hui tout le poids de son amertume. Ce jour-là, sa fierté de marin en avait pris un sacré coup. C’était comme s’il s’était mis au plein, au sec. Bref, comme s’il s’était involontairement échoué. Mais au large !
La seconde fois, ce fut un vrai régal. Oh, pour un marin expérimenté, sortir de la rivière de Crach, faire escale à Port-Haliguen puis à l’île de Houat, avant de rentrer dans le Golfe du Morbihan pour caboter n’est pas le périple de tous les dangers. Mais il m’a assuré son lot d’émotions. Celui de « border une voile, prendre un ris, changer de foc, tenir la barre, modifier le cap, manger, boire, chanter, dormir ». Embarqués avec deux autres couples d’amis, dont plusieurs skippers confirmés, j’ai fait l’expérience de la croisière tranquille. Celle du débutant. Qui ne fait rien d’autre à bord que tirer à fond un bout quand on lui en donne l’ordre ou couper le saucisson pour l’apéro. D’autant plus que le vocabulaire maritime ou les manœuvres à la voile me sont parfaitement inconnus : loffer, louvoyer, empanner,… Du moment que ça flotte et que ça ne « penche pas trop », je profite du temps à bord pour lire et prendre des photos. Quand on n’est pas habitué à la navigation en mer, tout prend des proportions démesurées. Ma phrase fétiche était devenue « est-ce que c’est normal si… ». Avec une pointe d’ironie, sans doute pour reprendre confiance, je complétais par un « allons-nous tous mourir dans d’atroces souffrances ? ». C’était mon échelle de risque. Le skipper me rassurait : « pas encore mais je te préviendrai le moment venu ». Le rire et la décontraction sont certainement le propre d’une croisière pépère, sans mer démontée. Une nuit, alors que nous étions amarrés à une bouée de corps mort, je profite d’une dernière bouffée d’air, à la lucarne de ma cabine avant. Puis, je dis bonsoir à la côte qui se dessine à bâbord. Vers trois heures du matin, le tangage du bateau et le clapotis de l’eau sur la coque me réveillent en sursaut. Encore groggy de sommeil, je nous imagine déjà errant dans les courants du Golfe, décroché de notre amarrage, sur le point de tous mourir dans d’atroces souffrances. Je sors la tête. La côte n’est plus à bâbord. Sueur froide. Je tourne la tête. Elle est à tribord. Par vent changeant, le bateau a tourné autour de la bouée. Ce que je peux être bête quand je n’y connais rien. La vie à bord, c’est s’attacher à de petits plaisirs simples mais partagés : le café du matin au carré, la consultation des cartes en se grattant le menton d’un air savant, la douche chaude au port. Le plus fort de tous est ce sentiment de relâchement total, quand on sait que rien ne cloche. Lorsque le bateau file sur une mer calme et luisante de soleil, bercé par le vent, les embruns et le bruit de l’eau. On passe à quelques mètres de la Teignouse, ce phare automatisé au large de la presqu’île de Quiberon. C’est une agréable impression de vivre quelque chose de dépaysant, de privilégié. La croisière du marin d’eau douce.
La troisième fois, ce fut un rêve. Rêver de la mer et de la voile est une aventure exquise. C’est la navigation sans danger. Entendre des récits de croisière, surtout quand ils me sont contés par ma belle-sœur, est un vrai moment de bonheur. J’ai l’impression d’y être et de trembler à l’unisson. Lire La mer est ronde par Jean-François Deniau en est un autre. Pour lui, la mer, c’est « 360° d’horizon ». Et parfois, une île au loin, le plus grand des mystères. Naviguer à la voile, c’est un état d’esprit, une « école de l’attention » : « Comme ni la mer ni le vent ne changent d’angle à chaque instant, c’est la voilure qui parle le mieux et dit si on conserve le cap, si on le perd, si on peut l’améliorer ». C’est aussi l’école de l’humilité. Car la mer a mauvais caractère et il faut savoir s’en accommoder, sans orgueil. L’histoire des naufrages prouve qu’au jeu du défi, l’homme est souvent perdant. L’auteur écrit : « en mer, les accidents arrivent par insuffisance des moyens (…) et par suffisance humaine. Non, la maxime doit être, si l’on ne déteste pas les risques, de prendre le maximum de risques avec le maximum de précautions ».
Si la mer parle autant aux hommes, qu’ils soient navigateurs ou non, c’est parce qu’elle s’exprime dans un langage codé que tout un chacun cherche à déchiffrer, à sa manière. « La mer n’est pas muette, pas seulement pour les enfants qui collent leur oreille à un coquillage… Elle murmure, marmonne, ronchonne. Elle gronde, elle hurle, elle rugit. Elle raconte. Elle berce. Peut-être elle rit, peut-être elle pleure. Pas un instant elle ne se tait. »En mer, c’est là que tout a commencé. Et sans doute, là où tout finira. L’homme sur la mer cherche peut-être un moyen de remonter à ses origines. Ou bien de découvrir le fin mot de l’histoire, avant tous les autres. En tous cas, elle n’a pas fini de nous émerveiller. Et nous, de la contempler.