
« Les Français n’aiment pas mon mari » disait Bernadette Chirac. Pourtant, l’ancien président n’a jamais été aussi populaire depuis qu’il n’est plus au pouvoir. Faut-il en conclure que les Français préfèrent Jacques Chirac dans l’inaction ou dans son rôle de papi gâteau, dont les poignées de main, les poses devant les appareils photos, les dégustations de saucisson ou de bière font le bonheur des visiteurs du salon de l’Agriculture ? Faut-il que le sexagénaire réponde aux questions bienveillantes de Michel Drucker, un bichon dans les mains, pour émouvoir l’opinion publique ? En fait, la réponse se trouve dans ses Mémoires.
Profondément humaniste, Jacques Chirac est devenu populaire parce qu’il a toujours préservé son intimité sous un voile de pudeur, cultivé une part de mystère derrière sa stature gaullienne, soutenu les valeurs de l’Etat et porté la voix de la France à l’international. C’est aussi l’homme des combats politiques qui a traversé plusieurs décennies d’Histoire, connu De Gaulle, travaillé avec Pompidou, composé avec Giscard d’Estaing, cohabité avec Mitterrand et, au final, présidé la France. Son parcours est donc jugé favorablement au crépuscule de sa carrière politique. Sans doute parce les Français n’aiment pas garder trace des erreurs, des échecs ou des manigances. C’est mauvais pour le devoir de mémoire. Et aussi parce qu’ils sont de grands sentimentaux qui acceptent la rédemption des puissants. En outre, depuis que les Français connaissent un nouveau style de présidence, plus agitée dirons-nous, ils regrettent peut-être leur grand Jacques, l’homme des petites formules abracadabrantesques, avec son "mangez des pommes !" et ses œillades au beau sexe. Ils feuillètent avec nostalgie les albums de famille où, dans les sommets mondiaux, il dépasse d’une tête tous les chefs d’Etat. Mais surtout, ils lui reconnaissent son refus d’engager la France en Irak dans un conflit qui, selon lui, n’a jamais été le nôtre. Ce qui plait aussi chez les Chirac, mari et femme, c’est leur côté vieille France, à la fois rurale et bourgeoise. L’un est populaire et chaleureux. L’autre, aristocrate et hautaine. Mais, tous deux respectent les traditions et l’engagement citoyen au service des plus fragiles. Dans son premier tome, Chaque pas est un but, Jacques Chirac multiplie les anecdotes sur ses jeunes années et révèle des vocations manquées : hindouiste (il voulait apprendre le sanskrit), capitaine au long cours, militaire, gouverneur de la banque de France (une aspiration de son père), directeur de filiale chez Total ou même gentleman cambrioleur (il faillit être accusé à tort d’un vol de bijoux aux Etats-Unis) ! Reçu à l’ENA, il embrasse une carrière politique, de Sainte-Féréole à Paris, où il côtoie immédiatement les plus grands. Seul face à Charles de Gaulle, il avoue ne pas s’être « senti particulièrement intimidé, ou même impressionné ». Il fut frappé par « son extrême courtoisie, son air bienveillant, son côté étonnamment accessible ». Et de conclure : « Je me suis dit que seuls les grands hommes parviennent à ce degré de simplicité ». Georges Pompidou qui le surnommait "mon bulldozer" a joué le rôle du mentor à tel point qu’à la mort du président en 1974, Claude Pompidou a reconnu en Jacques Chirac l’héritier politique de son mari. Parce qu’il s’est fait fort de ses conseils. « Un soir d’avril 1967, je croise George Pompidou dans l’escalier de Matignon. Il revient de l’Elysée où il est allé proposer au Général les membres de son nouveau gouvernement. Il me prend par le bras : Jacques, vous ne direz rien, mais je vous ai réservé un strapontin. Après avoir ménagé un petit silence, il me regarde et ses yeux sourient. Lâchant mon bras, il ajoute : Souvenez-vous toujours de ne jamais vous prendre pour un ministre ». Jacques Chirac est alors nommé secrétaire d’Etat à l’Emploi et s’apprête à entrer dans la tourmente de mai 68. Au détour d’un paragraphe, on apprend qu’il rencontre Henri Krasucki pour négocier les accords de Grenelle avec la CGT, armé d'un revolver dans la poche de sa veste, répondant ainsi à un autre conseil de prudence prodigué par son premier ministre : « si on kidnappe un secrétaire d’Etat, ça nous mettra dans une situation politique épouvantable, alors méfiez-vous… ». Chirac garde de très bons souvenirs de son passage à l’Emploi, mais aussi à l’Agriculture puis à l’Intérieur. Celui qui ne devait "jamais se prendre pour un ministre" en est devenu un et même le premier d’entre eux, sous Giscard avec qui le corrézien n’a jamais eu d’atomes crochus. C’est donc sans regret, mais non sans émotion, qu’il quitte l’auvergnat en 1976. Le jour où il vide son bureau de Matignon, Jérôme Monod, son directeur de cabinet, plaisante sur le contenu d’un tiroir toujours resté fermé à clef : « Enfin, on va la voir, ta collection de littérature érotique ! ». En fait de revues frivoles, il s’agit de livres de poésie contemporaine, le violon d’Ingres de Chirac, avec le génie des civilisations premières et le sumo. En effet, très tôt, Chirac se passionne pour l’histoire de l’Homme : « Savoir d’où nous venons et où nous allons, quels liens nous unissent aux peuples les plus anciens, comment s’est forgée la trame de nos identités, de nos cultures, de nos croyances, de notre mode de vie, et quel sera l’avenir de notre espèce, sans doute vouée, comme toutes les autres, à disparaître : ces questions n’ont cessé, avec les années, de nourrir ma réflexion politique et d’inspirer ma vision des problèmes nationaux et internationaux ». Cette passion de l’humain a donc conduit son action politique : loi sur l’avortement, action en faveur des personnes âgées, abolition de la peine de mort, constitution européenne, économie humaniste,…. Malgré son devoir de laïcité, il ne cache pas son attachement à l’Eglise catholique et reçoit Jean-Paul II, le "très Saint-Père" comme il l’appelle, à l’Hôtel de Ville en mai 1980. La période Mitterrand sera pour lui la plus intrigante. Même s’il reconnaît des qualités à l’homme ("salut l’artiste !" dira-t-il à son sujet), il n’a cessé de le combattre pour ses idées, en attendant son tour. « Allez-vous contester mon pouvoir ? m’a-t-il demandé, lorsqu’il m’a reçu à l’Elysée peu après sa prise de fonctions. Sûrement pas, lui ai-je répondu, puisque j’ai bien l’intention de vous succéder ». Cela n’a pas dû être facile de partager les visions de Mitterrand pendant la cohabitation, par souci de stabilité nationale, puis de s’y opposer, en période électorale. Seuls les meetings internationaux semblaient les accorder. Jusqu’à ce que l’ennemi vienne de son propre camp… « La politique n’est pas la guerre, mais elle lui ressemble » écrit-il. L’ouvrage s’achève sur la victoire de 1995. Impassible aux coups portés par de "fidèles compagnons", il prend de la hauteur et se perche au balcon de son QG de campagne, avenue d’Iena, le 7 mai. Chirac est un ethnologue de la politique. Il décrypte l’individu et lui parle, comme à un petit vieux, pour le rassurer, le conforter, le plaindre. Pas pour le gronder. Car, plongés dans la crise, les Français attendent des discours humanistes, pas moralisateurs. Et malgré les affaires qui le rattrapent, c’est l’apanage des anciens présidents que de susciter la sympathie, y compris chez ceux qui n’ont pas regretté le voir partir. Inoxydable, Chirac ! Chaque pas doit être un but ? Oui. Mais surtout, ne pas trébucher.
Profondément humaniste, Jacques Chirac est devenu populaire parce qu’il a toujours préservé son intimité sous un voile de pudeur, cultivé une part de mystère derrière sa stature gaullienne, soutenu les valeurs de l’Etat et porté la voix de la France à l’international. C’est aussi l’homme des combats politiques qui a traversé plusieurs décennies d’Histoire, connu De Gaulle, travaillé avec Pompidou, composé avec Giscard d’Estaing, cohabité avec Mitterrand et, au final, présidé la France. Son parcours est donc jugé favorablement au crépuscule de sa carrière politique. Sans doute parce les Français n’aiment pas garder trace des erreurs, des échecs ou des manigances. C’est mauvais pour le devoir de mémoire. Et aussi parce qu’ils sont de grands sentimentaux qui acceptent la rédemption des puissants. En outre, depuis que les Français connaissent un nouveau style de présidence, plus agitée dirons-nous, ils regrettent peut-être leur grand Jacques, l’homme des petites formules abracadabrantesques, avec son "mangez des pommes !" et ses œillades au beau sexe. Ils feuillètent avec nostalgie les albums de famille où, dans les sommets mondiaux, il dépasse d’une tête tous les chefs d’Etat. Mais surtout, ils lui reconnaissent son refus d’engager la France en Irak dans un conflit qui, selon lui, n’a jamais été le nôtre. Ce qui plait aussi chez les Chirac, mari et femme, c’est leur côté vieille France, à la fois rurale et bourgeoise. L’un est populaire et chaleureux. L’autre, aristocrate et hautaine. Mais, tous deux respectent les traditions et l’engagement citoyen au service des plus fragiles. Dans son premier tome, Chaque pas est un but, Jacques Chirac multiplie les anecdotes sur ses jeunes années et révèle des vocations manquées : hindouiste (il voulait apprendre le sanskrit), capitaine au long cours, militaire, gouverneur de la banque de France (une aspiration de son père), directeur de filiale chez Total ou même gentleman cambrioleur (il faillit être accusé à tort d’un vol de bijoux aux Etats-Unis) ! Reçu à l’ENA, il embrasse une carrière politique, de Sainte-Féréole à Paris, où il côtoie immédiatement les plus grands. Seul face à Charles de Gaulle, il avoue ne pas s’être « senti particulièrement intimidé, ou même impressionné ». Il fut frappé par « son extrême courtoisie, son air bienveillant, son côté étonnamment accessible ». Et de conclure : « Je me suis dit que seuls les grands hommes parviennent à ce degré de simplicité ». Georges Pompidou qui le surnommait "mon bulldozer" a joué le rôle du mentor à tel point qu’à la mort du président en 1974, Claude Pompidou a reconnu en Jacques Chirac l’héritier politique de son mari. Parce qu’il s’est fait fort de ses conseils. « Un soir d’avril 1967, je croise George Pompidou dans l’escalier de Matignon. Il revient de l’Elysée où il est allé proposer au Général les membres de son nouveau gouvernement. Il me prend par le bras : Jacques, vous ne direz rien, mais je vous ai réservé un strapontin. Après avoir ménagé un petit silence, il me regarde et ses yeux sourient. Lâchant mon bras, il ajoute : Souvenez-vous toujours de ne jamais vous prendre pour un ministre ». Jacques Chirac est alors nommé secrétaire d’Etat à l’Emploi et s’apprête à entrer dans la tourmente de mai 68. Au détour d’un paragraphe, on apprend qu’il rencontre Henri Krasucki pour négocier les accords de Grenelle avec la CGT, armé d'un revolver dans la poche de sa veste, répondant ainsi à un autre conseil de prudence prodigué par son premier ministre : « si on kidnappe un secrétaire d’Etat, ça nous mettra dans une situation politique épouvantable, alors méfiez-vous… ». Chirac garde de très bons souvenirs de son passage à l’Emploi, mais aussi à l’Agriculture puis à l’Intérieur. Celui qui ne devait "jamais se prendre pour un ministre" en est devenu un et même le premier d’entre eux, sous Giscard avec qui le corrézien n’a jamais eu d’atomes crochus. C’est donc sans regret, mais non sans émotion, qu’il quitte l’auvergnat en 1976. Le jour où il vide son bureau de Matignon, Jérôme Monod, son directeur de cabinet, plaisante sur le contenu d’un tiroir toujours resté fermé à clef : « Enfin, on va la voir, ta collection de littérature érotique ! ». En fait de revues frivoles, il s’agit de livres de poésie contemporaine, le violon d’Ingres de Chirac, avec le génie des civilisations premières et le sumo. En effet, très tôt, Chirac se passionne pour l’histoire de l’Homme : « Savoir d’où nous venons et où nous allons, quels liens nous unissent aux peuples les plus anciens, comment s’est forgée la trame de nos identités, de nos cultures, de nos croyances, de notre mode de vie, et quel sera l’avenir de notre espèce, sans doute vouée, comme toutes les autres, à disparaître : ces questions n’ont cessé, avec les années, de nourrir ma réflexion politique et d’inspirer ma vision des problèmes nationaux et internationaux ». Cette passion de l’humain a donc conduit son action politique : loi sur l’avortement, action en faveur des personnes âgées, abolition de la peine de mort, constitution européenne, économie humaniste,…. Malgré son devoir de laïcité, il ne cache pas son attachement à l’Eglise catholique et reçoit Jean-Paul II, le "très Saint-Père" comme il l’appelle, à l’Hôtel de Ville en mai 1980. La période Mitterrand sera pour lui la plus intrigante. Même s’il reconnaît des qualités à l’homme ("salut l’artiste !" dira-t-il à son sujet), il n’a cessé de le combattre pour ses idées, en attendant son tour. « Allez-vous contester mon pouvoir ? m’a-t-il demandé, lorsqu’il m’a reçu à l’Elysée peu après sa prise de fonctions. Sûrement pas, lui ai-je répondu, puisque j’ai bien l’intention de vous succéder ». Cela n’a pas dû être facile de partager les visions de Mitterrand pendant la cohabitation, par souci de stabilité nationale, puis de s’y opposer, en période électorale. Seuls les meetings internationaux semblaient les accorder. Jusqu’à ce que l’ennemi vienne de son propre camp… « La politique n’est pas la guerre, mais elle lui ressemble » écrit-il. L’ouvrage s’achève sur la victoire de 1995. Impassible aux coups portés par de "fidèles compagnons", il prend de la hauteur et se perche au balcon de son QG de campagne, avenue d’Iena, le 7 mai. Chirac est un ethnologue de la politique. Il décrypte l’individu et lui parle, comme à un petit vieux, pour le rassurer, le conforter, le plaindre. Pas pour le gronder. Car, plongés dans la crise, les Français attendent des discours humanistes, pas moralisateurs. Et malgré les affaires qui le rattrapent, c’est l’apanage des anciens présidents que de susciter la sympathie, y compris chez ceux qui n’ont pas regretté le voir partir. Inoxydable, Chirac ! Chaque pas doit être un but ? Oui. Mais surtout, ne pas trébucher.