vendredi 22 mai 2015

A la recherche du domaine mystérieux

Photographie : François Davin
Tous les fans de jeux de rôle, biberonnés aux livres dont vous êtes le héros, gardent un souvenir ému du Manoir de l’Enfer, de Steve Jackson, publié pour la première fois en 1984 dans la série des Défis Fantastiques, chez Folio Junior. Le livre dont vous êtes le héros est un livre-jeu interactif dont le déroulement de l’intrigue, morcelée en paragraphes numérotés, dépend des choix du lecteur. A chaque fin de paragraphe, il décide de la suite en se rendant au numéro de son choix. A tout moment, il risque donc de prendre la mauvaise décision et de mourir. L’histoire doit alors être reprise depuis le début. En théorie. Car les petits malins, dont je faisais partie, ne lâchaient jamais une page sans aller vérifier le déroulement de l’épisode d’après. Ce genre littéraire a connu son heure de gloire dans les années 1980 et au début des années 1990, avant de sombrer dans l’oubli. Le premier inventeur de l’histoire interactive fut sans doute Raymond Queneau avec Un conte à votre façon, écrit en 1967. Mais les amateurs retiendront surtout le nom de Edward Packard, un diplômé de Princeton qui eu l’idée de ces livres-jeux en racontant des histoires à ses enfants pour les endormir. Mais le but recherché par les livres dont vous êtes le héros est désormais tout autre : vous empêcher de dormir !

De la lecture de ce bouquin tout à fait particulier, je garde quelques stigmates.

Tout d’abord, dormir dans une maison, y compris en petit comité, ne me rassure jamais totalement. J’ai toujours une appréhension quand la nuit tombe, comme si l’étrange attendait l’obscurité pour surgir. En outre, les atmosphères feutrées ne font rien pour alléger mon anxiété. Au contraire, elles participent aux prémices du mystère. Et mes nuits sont généralement agitées, entrecoupées de brefs réveils où tous mes sens sont en alerte, afin de capter et de justifier le moindre bruit suspect, au beau milieu d’un impénétrable silence.
Pour vaincre ces angoisses, j’ai trouvé une parade infaillible : faire peur aux autres ! Murder-parties, fausses séances de spiritisme et histoires à faire peur ont été ma catharsis. En prenant la place de l’objet de mes frayeurs inconscientes, je surmonte ma peur du noir et de l’isolement. J’échappe aux fruits de mon imagination. A l’instar de la fête d’Halloween qui consiste à tourner la mort en dérision, je fais de la peur une farce, un jeu d'humour noir, un petit théâtre d’ombres chinoises où les fantômes intriguent les vivants.

Au début de la biographie envoûtante qu'elle lui consacre (Manderley for ever), Tatiana de Rosnay cite l'écrivain Daphné du Maurier : "Les gens et les objets disparaissent, pas les lieux". Sans doute fait-elle allusion à la maison abandonnée de Cornouailles qui a inspiré à la romancière les expéditions les plus épiques de sa jeunesse, Menabilly. "Daphné se tourne vers la maison aux secrets, la dévore des yeux avec une gourmandise amoureuse, s'assied dans l'herbe imprégnée par la rosée, regarde encore et encore, subjuguée. Combien de temps reste-t-elle là ? Elle se lève enfin, les jambes engourdies, s'approche du manoir, pose les mains à plat sur le mur gris, sous le lierre près de la porte d'entrée. Un frisson la parcourt de la tête aux pieds, elle ferme les yeux, s'abandonne à ce vertige, plus puissant que l'amour, plus fort que tout."

Les maisons anciennes ont une âme, des secrets. Je suis alors devenu un aventurier, un chasseur de légendes, en quête d’un passé enfoui. Tel un archéologue, chaque visite de château, de manoir ou de vieille demeure appelle en moi le goût de l’investigation, de la rencontre, de la recherche de mystère et de spiritualité. J’ai donc fait du mythe de la maison hantée un sujet d’étude, un parcours initiatique, une madeleine de Proust.

Aux côtés d’un authentique chasseur de fantômes, Erick Fearson, j’ai cherché – et je cherche encore – le Manoir de l’Enfer, cette demeure imaginaire du livre où, derrière la solennité d’un vieil aristocrate et de son domestique, se terrent d’obscures créatures qui gardent jalousement la porte de l’inconnu. De cette passion commune est né un site internet dont les récits nourrissent, depuis 10 ans, les fantasmes de milliers de lecteurs : Maison-Hantee.com. La France est un vaste territoire de croyances populaires et de lieux ensorcelés. Nous en avons fait notre terrain de chasse. Des dizaines d’ouvrages sur ce sujet occupent plusieurs rayons de ma bibliothèque. Chaque brocante est l’occasion de dénicher un bouquin rare et poussiéreux sur le sujet. En particulier, un photographe et écrivain britannique, Sir Simon Marsden, s’était spécialisé dans la photographie de lieux surnaturels d’où émane un arôme de vieilles pierres. Ses beaux livres sont toujours des éditions très recherchées. Ainsi, à la question "croyez-vous aux fantômes ?", ma réponse est sans équivoque : pour emprunter aux mots de l’écrivain américain Ambrose Bierce, auteur d’un Dictionnaire du Diable, ils sont pour moi un "signe extérieur évident d’une frayeur interne".

Enfin, par son architecture et son aménagement, la maison est un huis-clos dans lequel nous sommes des pions sur un plateau de jeu. Toutes les maisons d'allure gothique me font peur. Mais celles que je préfère ressemblent à la demeure victorienne du film Psychose, d’Alfred Hitchcock, qui a servi de modèle au Phantom Manor des parcs d’attraction Disney, ou au Manderley de Daphné du Maurier, domaine sépulcral de son chef d'oeuvre Rebecca. C’est l’archétype du manoir Tudor où le Docteur Lenoir est assassiné à chaque partie de CluedoLe Manoir de l’Enfer me renvoie ainsi aux romans d’Agatha Christie où la maison est souvent le lieu d’un crime. A défaut d’être le jouet du mal, il faut le combattre, mener l'enquête. Chez moi, le surnaturel n’est jamais bien loin du syndrome de Sherlock Holmes. Parce que le mystère m’est agréable quand il me terrifie mais frustrant s’il n’est pas résolu.

A ce propos, savez-vous comment est né le Cluedo ? Pour passer le temps dans leur cave de Londres, à l’abri des bombardements, Anthony Pratt et sa femme mettent au point un jeu de déduction dans lequel les joueurs doivent découvrir parmi eux qui est le meurtrier d’un crime commis dans un manoir anglais. En 1946, le couple propose son invention, baptisée provisoirement Murder, à une maison d’édition de jeux, Waddington Games. Après quelques parties d’essai et de légères modifications, le concept est publié en 1949, d’abord en Angleterre, sous le nom de Cluedo (de l’anglais clue, indice, et du latin ludo, je joue) puis, après la guerre, distribué dans le monde entier, aujourd’hui sous la marque Parker (groupe Hasbro), avec le succès qu’on lui connait. On doit le célèbre plateau de jeu à l’épouse du créateur. Combien d’heures ai-je passé à déplacer mon pion, à l’effigie du Colonel Moutarde ou de Mademoiselle Rose, de la bibliothèque au petit salon, pour consulter les cartes et identifier la bonne combinaison assassin-arme-lieu, avec l'espoir d'y croiser un revenant ?

De mon adolescence, je conserve, comme une relique, mon premier livre dont vous êtes le héros, Le Manoir de l’Enfer. C'est ma "première gorgée de bière". Je m’enivre parfois du parfum d’imprimerie de ses pages abîmées où subsistent des inscriptions énigmatiques au crayon à papier, à moitié gommées.

Comme le Grand Meaulnes, nous sommes tous en quête d'un domaine mystérieux. Qu'allons-nous y découvrir ? Ce que nous y apporterons.