jeudi 3 décembre 2009

Elémentaire, mon cher Freud

Sherlock Holmes est le premier héros de la littérature policière, et même de la littérature tout court, qui m’a donné le goût de l’intrigue. J’avais 14 ans. Si, aujourd’hui, je lis – plutôt des romans policiers, je l’avoue –, je le dois à Sir Arthur Conan Doyle. Parmi les 4 romans et 56 nouvelles qui composent son œuvre holmésienne, appelée le "canon", je vous recommande tout particulièrement Une étude en rouge où Holmes fait sa première apparition en 1887, La Vallée de la peur, un livre fondateur pour moi, et bien évidemment Le Chien des Baskerville dont le sinistre hurlement hante encore des générations de lecteurs. Ces ouvrages ont transformé un violon d’Ingres en madeleine de Proust. Car depuis lors, le célèbre détective de Baker Street joue, sous différentes expressions, un rôle-clef dans ma vie professionnelle et dans mes loisirs. Avec Agatha Christie et les romans dits gothiques, il justifie pleinement mon engouement pour le Cluedo, la littérature policière et fantastique, l’écriture et la mise en scène d’intrigues et de jeux de piste, les passages secrets, les vieilles maisons aux atmosphères surnaturelles, les brocantes, les décors de salon anglais, de vieux laboratoires et autres théâtres mystérieux où naissent les histoires de fantômes. Pourquoi lui ? Jouons au docteur Freud.
D’abord, l’univers de fiction imaginé par Conan Doyle est d’une telle richesse narrative qu’il est difficile de ne pas en identifier les codes au premier abord. D’autre part, le cinéma et la télévision ont largement popularisé le mythe, avec la complicité de grands interprètes, donnant ainsi une esthétique forte au récit. Enfin, épris de secrets, d’énigmes et de mystères, il est très facile de s’identifier à cette figure devenue emblématique, en quête de vérité, contre le crime, par le « bon bout de la raison ».
Que savons-nous du personnage ? Inspiré d’un professeur en chirurgie, le docteur Joseph Bell, dont l’esprit de déduction impressionna le jeune Arthur alors qu’il était encore étudiant en médecine à Edimbourg, Sherlock Holmes est un détective privé, célibataire endurci, un peu misogyne, doté d’une incroyable mémoire et d’un sens de la logique qui lui permettent de résoudre de nombreuses affaires criminelles par simple observation des faits et des indices. Selon certains, il emprunte aussi au personnage d’Auguste Dupin imaginé par Edgar Allan Poe en 1841 pour son Double assassinat dans la rue Morgue. Fumeur invétéré, sportif accompli et mélomane, il est calé en chimie, en botanique, en géologie et, dans une moindre mesure, en anatomie. Sans le savoir, il applique déjà dans ses enquêtes les méthodes de la police technique et scientifique qui prendront véritablement leur essor avec le criminaliste français Edmond Locard dans les années 1910. Il excelle enfin dans l’art du déguisement. Ce n’est pourtant pas un homme de loi. Il collabore quelques fois avec la police mais toujours dans un souci de défi et d’amour propre. Au-delà de son tempérament et de ses compétences, c’est surtout la silhouette grande et mince du personnage qui marque les esprits. Costume de tweed, redingote ou long manteau gris, casquette, loupe et pipe font de son ombre chinoise une signature parfaite. Comme celle du vieil Alfred. Et malgré la popularité de cette expression courante, il n’a jamais prononcé de manière aussi littérale le célèbre "Elémentaire, mon cher Watson" que l’on doit à des libertés de traduction. Par contre, il ne prend aucune note. C’est son ami et collègue, le docteur John H. Watson, qui relate ses aventures. Finalement, le tandem que Sherlock Holmes forme avec son fidèle Watson est à l’image de Conan Doyle avec son mentor, Joseph Bell.
Sherlock Holmes est sans doute le personnage de fiction le plus interprété au cinéma et à la télévision. Même si je redoute une adaptation hollywoodienne trop musclée, j’attends avec impatience le Sherlock Holmes de Guy Ritchie, avec Robert Downey Jr. dans le rôle-titre et Jude Law dans celui du Dr. Watson, dont la sortie française est prévue en février 2010. La liste des acteurs qui ont coiffé le célèbre chapeau "deepstalker" est longue. On y trouve les noms de Roger Moore, Christopher Lee, Michael Caine, Patrick Macnee (le John Steed de la série Chapeau melon et bottes de cuir), Leonard Nimoy (Monsieur Spock) et même l’ex-Monty Python John Cleese – sans surprise – dans une version décalée ! Mais les trois acteurs les plus fréquemment cités sont Basil Rathbone (1939-1953), Peter Cushing (1959-1984) et Jeremy Brett (1984-1994). Selon moi, c’est ce dernier qui a scellé une fois pour toutes l’image de Sherlock Holmes à l’écran dans une série télévisée remarquable, l’adaptation la plus fidèle à l’œuvre de Conan Doyle, même si elle est incomplète (l’acteur est décédé d’une crise cardiaque avant la fin de la série). Actuellement disponible en DVD, c’est le parfait cadeau de Noël pour les amateurs du genre ! Grâce au cinéma et à la télévision, nous savons maintenant à quoi ressemble le 221b Baker Street, au détail près. La campagne anglaise et ses manoirs perdus dans la brume n’ont plus de secrets pour nous. En quelques plans, nous sommes projetés dans l’Angleterre victorienne de Jack L’Eventreur, avec son arsenic et ses vieilles dentelles, pour être confrontés aux pires esprits criminels, engendrés par la révolution industrielle et sa lutte des classes.
A l’opposé, Sherlock Holmes est l’archétype du héros qui traque la vérité, en s’appuyant sur les vertus du génie humain. Qui n’a jamais éprouvé une grande satisfaction à résoudre un problème de mathématique, avec cette certitude que la solution est la bonne ? Appuyé d’un petit coup de pouce paternel, j’en ai fait l’expérience jusqu’à ce que je prenne les probabilités en grippe. La résolution d’une énigme policière flatte notre égo et notre soif de justice. L’homme a besoin de vérité. Mais il a aussi besoin de mystère. Car sans mystère, pas de vérité. Du Da Vinci Code où tout est caché, codé dirais-je, aux séries télévisées comme Les Experts où les assassins sont confondus par la science, les fictions regorgent d’imbroglios que le lecteur ou le spectateur doit dénouer pour éviter la frustration de l’ignorance et de l’incompréhension. Sherlock Holmes est l’incarnation de la raison pure, l’essence même de l’objectivité et de l’impartialité, l’intelligence au service d’une cause. Mais ce n’est pas un magistrat. Il ne juge pas. Il soulève le voile sur des pans cachés de la vérité. Son rôle s’arrête à la révélation. Pas à l’interprétation, ni aux condamnations. En ce qui me concerne, je préfère l’enquête au procès.
Dans La Vallée de la peur publié en 1915, Sherlock Holmes déchiffre un message codé : un certains Douglas, de Birlstone Manor House, est en grave danger. Peu de temps après, l’inspecteur MacDonald de Scotland Yard lui apprend le meurtre de Douglas. Flairant le professeur Moriarty, son ennemi juré, derrière ce crime, Holmes se rend à Birlstone avec Watson. Sur place, le détective découvre un cadavre méconnaissable, tué d’un coup de fusil dans la figure, qui s’avère finalement ne pas être Douglas mais son agresseur. Douglas est toujours vivant, tapi dans l’ombre. Je retrouverai cette astuce géniale, des années plus tard, dans le scénario de mon premier jeu de rôle, alors que j’étais étudiant en école de commerce à Lyon. Ce jeu, une "murder-party", est une sorte de Cluedo en grandeur nature. Le plateau est en trois dimensions et la galerie des personnages, de Mademoiselle Rose au Colonel Moutarde, est jouée par des amis. Le but est de rester enfermé tout un week-end dans une vieille maison pour résoudre une énigme policière. Et accessoirement, se faire peur. Finalement, je n’ai jamais totalement oublié mes chasses aux trésors d'enfance, mes parties de cache-cache dans le noir, ni les livres dont vous êtes le héros que je dévorais dans la cour d'école. Tel Peter Pan du crime, j’ai arrêté de grandir pour me consacrer à ce jeu, au point d’en faire une adaptation pour séminaires d’entreprises, avec la complicité d’un associé. Une société est née de cette conviction selon laquelle une telle activité ludique pouvait entretenir l’esprit d’équipe entre collaborateurs, tout en s’inscrivant dans des codes universels et appréciés. C’est ainsi que, costumés en Sherlock Holmes, Watson, Rouletabille ou Hercule Poirot, des comédiens animent, depuis plus de 10 ans, des soirées d’investigation policière et scientifique, à partir d’indices, d’accessoires et de jeux de scène très rodés, dans des lieux qui fleurent bon le feu de cheminée et le whisky tourbé. Nous avons même joué au Clos Lupin, la résidence de Maurice Leblanc à Etretat, privatisée pour l’occasion. Je ne compte plus les châteaux, hôtels, manoirs, abbayes, caves voûtées et maisons d’hôtes où j’ai allumé des bougies, brossé mon complet marron et tiré des coups de feu pour faire revivre à des dizaines d’entreprises les aventures de mon héros préféré.
Et il n’est pas rare que je voie tout à la manière de Sherlock Holmes. Comme il disait à Watson dans Les Hêtres-Rouges : « Savez-vous, Watson, que je suis victime d’une malédiction ? Un esprit comme le mien ne peut pas faire autrement que de considérer toute chose uniquement par rapport à son métier. Vous, vous regardez ces maisons éparpillées dans le paysage, et vous les trouvez belles. Moi, je les regarde aussi, et la seule pensée qui me vient à l’idée, c’est qu’elles sont bien isolées et qu’un crime commis par ici aurait beaucoup de chances de rester impuni. ».
En 2001, je suis allé à Londres. Baker Street existe. Mais qu’il y a-t-il au 221b ? Une pension au style victorien tenue par une certaine Madame Hudson ? Je voulais en avoir le cœur net. En fait, à quelques pas d’une statue de bronze, à l’effigie de Holmes, qui surprend les curieux dès la sortie du métro, un petit musée est dédié au détective. Installé sur plusieurs étages, dans une maison exigüe, il rassemble toute une collection de bibelots tirés de ses aventures. J’en ai rapporté une aquarelle. Elle me fait face, dans le petit bureau aux accents holmésiens que je me suis aménagé. Même le tic-tac de l’horloge fait courir mon imagination vagabonde.
De mon entourage, je dois être le seul à avoir attrapé ce virus. Par contre, je ne suis pas le plus mordu. Si vous recherchez un holmésien, un pur et dur, il faut frapper à la porte de la Société Sherlock Holmes de France, une association très active créée en 1993 et animée par un ex-journaliste, Thierry Saint-Joanis. En prévision d’un livre qu’il s’apprête à publier sur la piste du chien des Baskerville, le Figaro Magazine lui a consacré un article passionnant en juillet dernier. Et, à côté de lui, je fais figure de débutant.
Chez les gens, j’adore contempler leur bibliothèque, comme un pêle-mêle de photographies. D’après moi, les livres qui y sont exposés nous apprennent bien des choses sur leur propriétaire. Et si vous parcourez la mienne, vous ne mettrez pas longtemps à me connaître : Conan Doyle, Agatha Christie, Maurice Leblanc, Gaston Leroux, John Dickson Carr, pour ne citer qu’eux. Sur une autre étagère, des titres peuvent surprendre : Scènes de crime, La parole est au cadavre, ABC de police scientifique,… Sans doute ai-je manqué une vocation ?

Photo d'illustration : Jeremy Brett dans la série TV Sherlock Holmes