vendredi 3 octobre 2014

Le maître d'école

Les audiences télé ont parlé. Ce jeudi soir, Alain Juppé a battu Rising Star de plus de 1 point, se plaçant en seconde position derrière TF1 avec 13,1% de parts de marché. Sauf que ce n'était pas la même musique. Invité de l'émission "Des paroles et des actes" sur France 2, le "meilleur d'entre nous", soutenu quelques heures plus tôt par Jacques Chirac qui le trouve moins "froid" que Bernadette, a fait la démonstration de sa personnalité dans la course à l'Elysée. Un choix qui le place "face à son destin" selon les mots de l'ancien chef de l'Etat. En attendant le résultat des primaires à l'UMP, il était face aux Français, dans une édition particulière de ce programme politique.

Particulière car rien n'était comme d'habitude. Des adversaires politiques (Jean-Marie Le Guen et Marion Maréchal Le Pen) aux questions du public, le débat a manqué d'épaisseur, frisant souvent la puérilité. Même les journalistes semblaient privés de mordant, sans doute désarçonnés par l'aisance du maire de Bordeaux, tout jeune lauréat du Grand Prix de l'humour en politique pour une petite phrase qui résume à elle-seule son combat : "En politique, on est jamais fini. Regardez-moi !" C'est vrai qu'il revient de loin. Entre sa réputation d'homme "droit dans ses bottes", un bilan mitigé en 95-97 et une condamnation judiciaire, Alain Juppé a fait une traversée du désert avant de devenir la personnalité politique préférée des Français, et pas seulement à droite.

Dans un sondage CSA pour les Echos publié le 3 octobre, 51% des Français ont une image de lui plutôt positive, devant François Bayrou (48%), François Fillon (37%) et surtout Nicolas Sarkozy (36%). Le score s'élève à 79% auprès des sympathisants de droite contre 70% pour Nicolas Sarkozy dont le retour tant médiatisé n'a pas encore eu l'impact espéré. Proche d'une émission-spectacle de Laurent Ruquier, la soirée politique de France 2 a servi de tremplin à l'ex-premier ministre pour révéler ses forces pour 2017, plus que son programme. Quels sont ses atouts ?

D'abord, l'âge du capitaine, son talon d'Achille aux dires de ses opposants, paraît davantage comme une marque de sagesse et d'expérience où il a appris de ses erreurs qu'un frein à l'exercice du pouvoir. Cela lui permet surtout de garantir un seul mandat sans s'inquiéter d'une quelconque popularité ré-élective. Il serait alors l'homme des réformes profondes, sans carriérisme.

En 20 ans, Alain Juppé a donc "pris de la bouteille" comme il l'a dit lui-même sur le plateau de David Pujadas. "Surtout à Bordeaux !" précise-t-il, la ville qui lui a permis de rebondir. C'est en effet le lieu de tous les plébiscites. Un laboratoire où, avec l'aide de son équipe municipale, il a expérimenté les projets en matière d'urbanisme, de transport, de qualité de vie, d'attractivité touristique, de vitalité économique et de proximité avec ses administrés. Un bilan inattaquable. Sous son impulsion, la "belle endormie" s'est réveillée. Un "effet Juppé" misé sur une grande ville de France et non un parti politique : serait-ce le ticket gagnant pour la fonction suprême ?

Alain Juppé fait donc l'unanimité dans sa ville. Et au-delà. Par la force des chiffres, il se pose en rassembleur. Et pas seulement dans sa propre famille politique, discréditée par les affaires et les guerres d'égos. En marquant son indépendance de style, Juppé apparaît comme un rempart contre la folie militante. Un homme mesuré, soucieux de la pédagogie en toutes circonstances. En effet, attaqué jusque dans sa propre identité comme ce fut le cas sur France 2, il répond calmement à son contradicteur, prend de la hauteur et manie l'humour, convaincu que c'est en respectant l'autre, malgré son agressivité, qu'on tire parti de la situation.

Sachant s'amuser de lui-même ou des pièges journalistiques, il refuse de se caractériser par le nombre de ses soutiens, contrairement à Nicolas Sarkozy ou François Fillon. Alain Juppé se méfie des ralliements symboliques et préfère cultiver une certaine forme de solitude. Pas besoin d'une armée de sentinelles pour faire sa promo dans les médias. Mais jusqu'où tiendra cette tactique du détachement et de l'intériorité ? Car la politique est, hélas, affaire de réseaux et de calculs.

Néanmoins, la stratégie s'est avérée payante jusqu'ici. Elle évite de multiplier les voix dissonantes. Son principal atout, c'est la maîtrise de sa communication. Alain Juppé a forgé sa propre signature : il connaît bien les chiffres, les faits et les enjeux qui préoccupent les Français. Du gaz de schiste au mariage pour tous, il a un avis sur tout. Et sa méthode d'analyse est implacable. Après l'explication professorale de la fracturation hydraulique, il préconise de tester la technique sur un site pilote. Quant à la loi Taubira qui déchire la société depuis deux ans, il considère que l'union des couples homosexuels est un "saut dans l'évolution des moeurs" (regrettant au passage l'emploi du mot "mariage") mais qu'elle ne doit en aucun cas ouvrir la voie à une marchandisation des bébés, que ce soit par la PMA ou la GPA. Pas d'abrogation donc. Mais des ajustements si nécessaire. Une opinion équilibrée qui témoigne d'une volonté d'apaisement, seule étape indispensable pour rétablir la confiance.

Sa prestation télévisuelle a-t-elle convaincu ? Oui, d'après les sondages réalisés avant et après l'émission. Et même de façon spectaculaire. Alain Juppé a prouvé qu'il était l'homme d'une vision. Saura-t-il être celui de l'action ?