mardi 25 décembre 2012

Dissuasion massive


Sur le pont avant du sous-marin, je pose les mains sur le métal noir et rugueux, tel Christophe Colomb qui embrasse la terre du nouveau monde. L’ombre de Sean Connery, le ténébreux commandant de l’Octobre Rouge, plane sur nos têtes casquées. Accueillis à bord par des mains au garde-à-vous, nous descendons dans les entrailles du Triomphant, l’un des quatre SNLE, sous-marins nucléaires lanceur d’engins, de la marine française, actuellement en cale sèche pour l’inspection réglementaire. Le Terrible est amarré au port, prêt à appareiller sur décision du Président de la République. Le Téméraire en "indisponibilité programmée pour entretien et réparations". Quant au Vigilant, il est quelque part en mer...

En cas de conflit, le SNLE s’éloigne du théâtre de crise, contrairement aux SNA, sous-marins nucléaires d’attaque, qui plongent dans la mêlée  Ce qu’ils cachent dans leur ventre est à la fois sécurisant et terrifiant. Chaque SNLE est porteur de seize missiles à têtes nucléaires dont le potentiel de destruction est un multiple d’Hiroshima. Une véritable arithmétique de mort. Mais le nombre exact d’ogives atomiques de l’arsenal français est confidentiel. C’est d’ailleurs la coquetterie des militaires. Il n’y a pas de question interdite. Seulement des réponses interdites.

Nous sommes à l’Ile Longue, la base des SNLE, près de Brest. Un projet voulu par le Général de Gaulle à la fin des années 60 pour doter la France d’une force de dissuasion nucléaire crédible. Pendant toute la durée de construction des installations sur cette ancienne carrière de granite, la moitié du budget de la Défense y a été dépensée chaque année entre 1967 et 1972. Une ambition titanesque, vision d’un grand homme d’Etat, qui a façonné notre stratégie militaire pour des décennies. Grâce à lui, la France a été respectée par les Etats-Unis dans son choix de ne pas intervenir en Irak. Pas les Allemands.

Site grillagé aux multiples caméras, l’Ile Longue est une forteresse où "tout ce qui n’est pas prescrit est interdit". Aucune place à l’improvisation, ni à l’amateurisme. Un parachutiste de Greenpeace ne se risquerait pas à dérouler sa banderole…  Y a-t-il déjà eu tentative d’intrusion ? Stéphane de Saint-Exupéry, dont le nom prédestine aux expériences hors du commun, ne répond pas. Mais son sourire en dit long. Directeur de la base, notre hôte est le garant des 2 500 personnes qui franchissent quotidiennement le portique de sécurité. Trente minutes chrono. Et chaque identité est vérifiée. Sinon, les chiens montrent les dents et les fusiliers font feu. Pas le genre de marins à faire des phrases.

Dans la salle du briefing qui précède notre visite, le Capitaine de vaisseau multiplie les superlatifs derrière son pupitre en bois, powerpoint à l’appui. Un SNLE est l’ouvrage le plus complexe au monde à réaliser. Il totalise 12 millions d’heures de travail, du coup de crayon à la bouteille de champagne, alors qu’une voiture en compte 23. Les missiles sont élaborés par le CEA dans des bunkers inviolables et assemblés dans des hangars surdimensionnés avant d’être chargés dans les sous-marins. Au milieu des silos du Triomphant, les quelques plaisanteries de notre groupe ne suffisent pas à rompre le silence. Nous sommes à moins de 5 mètres d’une tête nucléaire.

Au poste de commandement, nos yeux s’habituent à l’obscurité. Une pénombre observée en mer. "Pour ne pas être repérés ?" se risque l’une d’entre nous, non sans humour. Pour la concentration. Assurément, le jour ne se lève pas pour eux. Chaque mission est un jeu de cache-cache avec la flotte. Or, entre deux simulations, un ordre de l’Elysée peut tomber. Celui de tirer ses missiles pour atteindre une cible dans un rayon de plus de 8 000 km. Une décision irrévocable que deux officiers seront chargés de relayer à bord, sans équivoque. Le scénario du film américain USS Alabama est donc impossible. A moins d’un cas de conscience qui paralyse l’équipage. La dissuasion nucléaire est d’abord une aventure humaine qui place l’homme face à ses responsabilités. Et l’armée dans une fidélité absolue à son chef.