jeudi 28 juin 2012

Les J.O. du management

Chaque année, aux premières heures chaudes de l’été, c’est le même rituel à l’Ecole de Management de Lyon : un défilé des admissibles, venus de toute la France sur le campus d’Ecully, pour passer les oraux. Brillants à l’écrit, des étudiants tirés à quatre épingles se bousculent dans les couloirs pour faire valoir leurs motivations à rejoindre la plus provinciale des écoles "parisiennes". Moi membre du jury, je suis comme le confesseur : lié au secret de l’entretien. Et pourtant, je n’ai pas résisté à ce billet d’humeur sur les "anecdotes de tournage". Dans le strict respect de l’anonymat des candidats, bien sûr !

En faire trop ?

Il y a 17 ans, j’étais à leur place, le col de cravate bien serré par une chaleur étouffante. Une expérience déstabilisante qui dicte l’humilité et la distance, tant l’enjeu est fort. Formatés après deux ou trois ans de prépa, les futurs managers sont partagés entre les discours bien huilés et les témoignages imprévisibles où leur cœur parle avant la raison. Mais les générations n’ont pas beaucoup changé. Elles ont gardé le sens de l’emphase. Un modeste coup de cœur devient le rêve de toute une vie. Ils sont "fans de" ou "passionnés par". Et combien d’activités ou de convictions leur "tiennent vraiment à cœur" ? Les virtuoses de l’hyperbole sont ainsi capables de faire passer un job d’été pour l’expérience fondatrice de leur fibre entrepreneuriale et de leur empathie syndicale. Employé en grande consommation pour passer l’aspirateur dans un entrepôt, un impétueux candidat m’aurait presque fait acheter l’appareil. De la graine de commercial ?

Des écoles de vie

Le sport, pratiqué en amateur ou en compétition, a toujours la cote pour justifier les qualités du manager idéal : force de caractère, dépassement de soi, esprit d’équipe. On puise dans le foot, le rugby, le kayak, le ski, le sprint ou la plongée les sarments d’une future carrière dans le marketing ou l’événementiel sportif.
Le théâtre est l’autre activité-phare survendue comme la source de leurs talents de tribuns. Et lorsqu’on cuisine un peu ces sportifs de haut niveau ou ces enfants de la balle sur le poids d’une activité dans leur agenda (de quelques jours à plusieurs années), les plus mesurés sont toujours les plus pratiquants. Enfin, l’engagement social (bienheureux scoutisme !) ou humanitaire fait encore de l’effet. On donne du temps aux autres, soit pour accompagner des handicapés en Grande-Bretagne, soit pour reconstruire un château en Ukraine. Le rôle du jury est alors de discerner dans leur grandiloquence la justesse des leçons qu’ils tirent de ces expériences. De la graine de champion ?
En outre, on dit que les voyages forment la jeunesse. Tout du moins, ils leur servent à prouver leur appétence pour l’international. A E.M. Lyon, tous les chemins mènent à Shanghai où l’école dispose d’un partenariat exclusif avec une université chinoise. La plupart des candidats l’ont placé au cœur de leur projet éducatif. L’Asie ferait-elle tourner la tête des businessmen ?

Droit ou devoir de lecture ?

Question bouquins, on navigue entre classiques et étrangetés. A les entendre, qui n’a pas lu Zola ou Hugo n’est pas digne d’entrer à E.M. Lyon ! Derrière ce tropisme forcé, on mesure les dégâts des titres imposés à l'école sur l'éveil littéraire de toute une vie. Un éternel débat sur la sagesse des élèves dans l’apprentissage des grands romans. Je pense immédiatement à cette remarque judicieuse de Luc Ferry dans un entretien au Figaro (13/6/12) sur l’enseignement de la philosophie au lycée : « on ne peut pas penser par soi-même sans commencer par penser grâce aux autres et avec eux ». Cela s’applique aussi à certains monuments de la littérature. Selon l’âge, des auteurs incontournables restent difficiles d’accès si un vulgarisateur des lettres n’en décrypte pas les codes. C’est ainsi qu’on peut venir à Chateaubriand en passant Jean d’Ormesson. La découverte amoureuse des œuvres classiques n’est-elle pas le fruit d’un long travail de transmission et de maturation ? Et non d’un programme labellisé Education Nationale…
Pour s’informer, certains lisent la presse écrite. Toujours les mêmes faire-valoir comme Le Monde ou The Economist. D’autres picorent sur internet. Peu regardent la télévision. En prépa, pas le temps d’être des citoyens du monde.
Enfin, curieusement, plusieurs candidats me citent William Defoe ou Sylvain Tesson comme livres de chevet. Le premier pour Robinson Crusoé, le second pour ses voyages de l’extrême en solitaire (Dans les forêts de Sibérie, éditions Gallimard). Pourquoi ces futurs cadres dirigeants sont-ils fascinés par le mythe de l’île déserte et de l’expérience de la solitude en nature hostile ? Sans doute faut-il y lire la métaphore du monde du travail qui les angoisse déjà ; le besoin de se retrouver face à soi-même dans une période de choix décisifs ; une quête d’intériorité pour se connaître en vérité ; ou le nécessaire détachement familial. De la graine de philosophe ?

Les héritiers de Coubertin

Avant chaque entretien de personnalité, le candidat planche sur un sujet de dissertation. 40 minutes de préparation, 5 minutes de présentation. Pendant cet exercice de style, je laisse l’atmosphère se détendre et cherche des aspérités pour amorcer la discussion. L’un d’eux pose une problématique : être le meilleur, est-ce nécessaire ? Mon œil pétille. Voilà une question intéressante. C’est tout le sens de ce rituel des entretiens de motivation. Faut-il gagner à tout prix ? A tous ces jeunes qui prennent aujourd’hui ma place, avant ma suite, je voudrais dire : Non. Etre le meilleur n’est pas nécessaire. Dans l'arène olympique, il faut être le seul dans son couloir. Valoriser ce qui nous distingue des autres sans oublier ce que les autres nous permettent de réaliser.

Qu’on soit le premier ou le dernier.