Chaque année, aux premières heures chaudes de l’été, c’est le même rituel à l’Ecole de Management de Lyon :
un défilé des admissibles, venus de toute la France sur le campus d’Ecully,
pour passer les oraux. Brillants à l’écrit, des étudiants tirés à quatre
épingles se bousculent dans les couloirs pour faire valoir leurs motivations à rejoindre
la plus provinciale des écoles "parisiennes". Moi membre du jury,
je suis comme le confesseur : lié au secret de l’entretien. Et pourtant,
je n’ai pas résisté à ce billet d’humeur sur les "anecdotes de
tournage". Dans le strict respect de l’anonymat des candidats, bien sûr !
En faire trop ?
Il y a 17 ans, j’étais à
leur place, le col de cravate bien serré par une chaleur étouffante. Une
expérience déstabilisante qui dicte l’humilité et la distance, tant l’enjeu est
fort. Formatés après deux ou trois ans de prépa, les futurs managers sont partagés
entre les discours bien huilés et les témoignages imprévisibles où leur cœur parle
avant la raison. Mais les générations n’ont pas beaucoup changé. Elles ont
gardé le sens de l’emphase. Un modeste coup de cœur devient le rêve de toute
une vie. Ils sont "fans de" ou "passionnés par". Et combien
d’activités ou de convictions leur "tiennent vraiment à cœur" ? Les
virtuoses de l’hyperbole sont ainsi capables de faire passer un job d’été pour
l’expérience fondatrice de leur fibre entrepreneuriale et de leur empathie
syndicale. Employé en grande consommation pour passer l’aspirateur dans un
entrepôt, un impétueux candidat m’aurait presque fait acheter l’appareil. De la
graine de commercial ?
Des écoles de vie
Le sport, pratiqué en amateur ou en
compétition, a toujours la cote pour justifier les qualités du manager idéal :
force de caractère, dépassement de soi, esprit d’équipe. On puise dans le foot,
le rugby, le kayak, le ski, le sprint ou la plongée les sarments d’une future
carrière dans le marketing ou l’événementiel sportif.
Le théâtre est l’autre
activité-phare survendue comme la source de leurs talents de tribuns. Et lorsqu’on
cuisine un peu ces sportifs de haut niveau ou ces enfants de la balle sur le
poids d’une activité dans leur agenda (de quelques jours à plusieurs années),
les plus mesurés sont toujours les plus pratiquants. Enfin, l’engagement social
(bienheureux scoutisme !) ou humanitaire fait encore de l’effet. On donne
du temps aux autres, soit pour accompagner des handicapés en Grande-Bretagne,
soit pour reconstruire un château en Ukraine. Le rôle du jury est alors de
discerner dans leur grandiloquence la justesse des leçons qu’ils tirent de ces expériences.
De la graine de champion ?
En outre, on dit que les voyages forment la
jeunesse. Tout du moins, ils leur servent à prouver leur appétence pour l’international.
A E.M. Lyon, tous les chemins mènent à Shanghai où l’école dispose d’un
partenariat exclusif avec une université chinoise. La plupart des candidats l’ont
placé au cœur de leur projet éducatif. L’Asie ferait-elle tourner la tête des
businessmen ?
Droit ou devoir de lecture ?
Question bouquins, on navigue entre
classiques et étrangetés. A les entendre, qui n’a pas lu Zola ou Hugo n’est pas
digne d’entrer à E.M. Lyon ! Derrière ce tropisme forcé, on mesure les
dégâts des titres imposés à l'école sur l'éveil littéraire de toute une vie. Un
éternel débat sur la sagesse des élèves dans l’apprentissage des grands romans.
Je pense immédiatement à cette remarque judicieuse de Luc Ferry dans un
entretien au Figaro (13/6/12) sur l’enseignement de la philosophie au lycée :
« on ne peut pas penser par soi-même sans commencer par penser grâce aux
autres et avec eux ». Cela s’applique aussi à certains monuments de la
littérature. Selon l’âge, des auteurs incontournables restent difficiles d’accès
si un vulgarisateur des lettres n’en décrypte pas les codes. C’est ainsi qu’on peut
venir à Chateaubriand en passant Jean d’Ormesson. La découverte amoureuse des œuvres
classiques n’est-elle pas le fruit d’un long travail de transmission et de maturation ? Et
non d’un programme labellisé Education Nationale…
Pour s’informer, certains lisent
la presse écrite. Toujours les mêmes faire-valoir comme Le Monde ou The
Economist. D’autres picorent sur internet. Peu regardent la télévision. En
prépa, pas le temps d’être des citoyens du monde.
Enfin, curieusement, plusieurs
candidats me citent William Defoe ou Sylvain Tesson comme livres de chevet. Le
premier pour Robinson Crusoé, le second pour ses voyages de l’extrême en
solitaire (Dans les forêts de Sibérie, éditions Gallimard). Pourquoi ces futurs cadres dirigeants sont-ils fascinés par le mythe
de l’île déserte et de l’expérience de la solitude en nature hostile ?
Sans doute faut-il y lire la métaphore du monde du travail qui les angoisse
déjà ; le besoin de se retrouver face à soi-même dans une période de choix
décisifs ; une quête d’intériorité pour se connaître en vérité ; ou le nécessaire
détachement familial. De la graine de philosophe ?
Les héritiers de Coubertin
Avant chaque entretien de
personnalité, le candidat planche sur un sujet de dissertation. 40 minutes de
préparation, 5 minutes de présentation. Pendant cet exercice de style, je
laisse l’atmosphère se détendre et cherche des aspérités pour amorcer la
discussion. L’un d’eux pose une problématique : être le meilleur,
est-ce nécessaire ? Mon œil pétille. Voilà une question
intéressante. C’est tout le sens de ce rituel des entretiens de motivation. Faut-il
gagner à tout prix ? A tous ces jeunes qui prennent aujourd’hui ma place,
avant ma suite, je voudrais dire : Non. Etre le meilleur n’est pas
nécessaire. Dans l'arène olympique, il faut être le seul dans son couloir. Valoriser ce qui nous
distingue des autres sans oublier ce que les autres nous permettent de
réaliser.
Qu’on soit le premier ou le dernier.