mardi 12 octobre 2010

Salut l'artiste

Quel est le point commun entre Molière, Ayrton Senna, Eric Tabarly et Eric Establie ? Tous de grands professionnels dans leur domaine, ils sont morts dans des conditions tragiques, pratiquement "sur scène", dans l'élément qu'ils connaissaient le mieux. Suscitant l'émotion de leurs contemporains.
Dramaturge et acteur de théâtre, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, est pris de convulsions au cours d'une représentation du Malade imaginaire, au Palais-Royal. Avec ce titre, on pourrait croire à un exercice de style mais il n'en est rien. Sa douleur n'est pas feinte. Il expire quelques heures plus tard d'une congestion pulmonaire, le 17 février 1673. Pourtant, contrairement à la tradition, il décède chez lui. Mais l'acte premier de ce drame a bien eu lieu sur scène. Son biographe, Grimarest, qui avait 15 ans à l'époque des faits, écrira : "Les Comédiens tinrent les lustres allumez, et la toile levée, précisément à quatre heures. Molière représenta avec beaucoup de difficulté ; et la moitié des spectateurs s'aperçurent qu'en prononçant Juro, dans la cérémonie du Malade Imaginaire, il lui prit une convulsion. Aïant remarqué lui-même que l'on s'en étoit aperçu, il se fit un effort, et cacha par un ris forcé ce qui venoit de lui arriver. Quand la pièce fut finie il prit sa robe de chambre, et fut dans la loge de Baron, et lui demanda ce que l'on disoit de sa pièce. Baron lui répondit que ses ouvrages avoient toujours une heureuse réussite à les examiner de près, et que plus on les représentoit, plus on les goûtoit. “Mais”, ajouta-t-il, “vous me paroissez plus mal que tantôt”. “Cela est vrai”, lui répondit Molière, “j'ai un froid qui me tue”" En outre, d'après l'écrivain russe Boulgakov, Molière, épuisé, avait refusé d'annuler la représentation, contre l'avis de ses médecins. Professionnel, jusqu'au bout.
Véritable idole au Brésil, le pilote de Formule 1, Ayrton Senna, est mort le 1er mai 1994, dans un accident lors du Grand Prix de Saint-Martin, en Italie. Trois fois champion du monde en 1988, 1990 et 1991, vainqueur de 41 Grands Prix et auteur de 65 pole positions, il est le dernier pilote de F1 à ce jour à avoir trouvé la mort en compétition. Un week-end noir, sur le tracé d'Imola. Vendredi, Barichello fait une violente cabriole. Il s'en tire blessé. Le lendemain, aux essais qualificatifs, le pilote autrichien Roland Ratzenberg se tue au volant de sa Simtek-Ford après avoir perdu un aileron, dans le virage de Tosca. Profondément affecté par le décès de son collègue, Senna dispute malgré tout le Grand Prix, le dimanche. Mais il confie à son amie un mauvais pressentiment. Elle le dissuade de prendre la piste. Senna lui rétorque : "Sid, there are certain things over which we have no control. I cannot quit, I have to go on." Le 1er mai, au départ, premier accident au feu vert : une Lotus percute une Bennetton, sur la grille. Des débris touchent la foule. Quelques minutes plus tard, à 14h18, Ayrton Senna perd le contrôle de sa monoplace dans une courbe et rentre de plein fouet dans un mur en béton à 210 km/h. Il meurt, à l'hôpital, des suites d'un choc violent à la tête. Dans le cockpit de sa voiture, un officiel de la course retrouve un drapeau autrichien. Celui qu'il avait prévu de brandir en cas de victoire, à la mémoire de Ratzenberg. Maudit week-end !
Quatre ans plus tard, un grand navigateur français meurt en mer d'Irlande, au large du pays de Galles, dans la nuit du 12 au 13 juin 1998. Alors qu'il convoie en équipage Pen Duick pour un rassemblement en Ecosse, Eric Tabarly est projeté à l'eau par le pic d'une voile au cours d'une manœuvre où il n'est pas attaché. Selon les témoins, la mer est agitée. Des creux d'au moins trois mètres. Or, il ne portait pas de gilet de sauvetage. Comme rarement. Vêtu d'un simple ciré et de bottes, à l'ancienne, il ne parvient pas à rejoindre le bateau. Malgré les tentatives désespérées de ses compagnons pour le récupérer et les recherches de la RAF, Eric Tabarly est arraché aux hommes par cette mer qu'il aimait tant. Des pêcheurs retrouvent son corps, le 20 juillet, aux environs de Waterford. Une faute d'inattention pour un marin expérimenté. La tragédie n'épargne vraiment personne.
Hier, le spéléologue disparu dans les gorges de l'Ardèche depuis huit jours a été retrouvé, noyé, par deux plongeurs britanniques  partis à sa recherche. Samedi dernier, des secouristes croyaient l'avoir entendu, sous la roche. L'espoir était grand. Tous ses collègues et amis s'accordent à dire qu'Eric Establie, 45 ans, était l'un des plus grands spéléologues au monde, doté d'un sang-froid hors du commun et d'un mental d'acier. Scaphandrier de profession, il dirigeait une société de travaux maritimes et sous-marins à Cannes. En mars 2009, il avait participé à la remontée du corps sans vie d'un plongeur chevronné dans une rivière souterraine du Lot. Cette fois-ci, c'est lui qui a perdu la vie, coincé par un éboulis qui ne lui a laissé aucune chance, sur un tracé qu'il connaissait bien. Quelle ingratitude !
Que peuvent nous enseigner toutes ces disparitions injustes ? Pourquoi, même les meilleurs, animés d'un moral à toute épreuve et aguerris aux risques de leur métier, périssent malgré tout, dans un "vulgaire" accident, défiant toutes les précautions d'usage ? Ont-ils péché par excès de confiance en eux ? Ont-ils surestimé leurs capacités ? Par aveuglement ? Par orgueil ? Comme ces skieurs du dimanche qui bravent les interdits du hors-piste, à "leurs risques et périls". Et finissent le nez dans la poudreuse. Ou, plus dramatiquement, sous la neige d'une avalanche ? Molière, Senna, Tabarly, Escalie et tant d'autres, célébrités ou anonymes de tous les siècles : ils n'ont rien de ces frimeurs inconscients. Comme ces héros de Jules Verne, ce sont avant tout des aventuriers, sincères et authentiques, qui ont répondu à l'appel d'une vocation, cette force qui les dépasse et les pousse à se dépasser. Sur scène, en piste, dans la mer et sous la terre : ils finissent là où ils ont commencé, là où ils se sont révélés à eux-mêmes. Quand toute une vie est vouée à l'exercice d'une passion, le danger existe mais il ne compte plus vraiment. Il fait partie du jeu. Alors, je repose la question : que peuvent nous enseigner toutes ces disparitions injustes ? A rester humble. A garder les yeux ouverts sur l'essentiel. Sur ces hommes inspirés, fauchés en pleine gloire par une fatalité dont le sens nous échappe. Mais qui demeurent dans nos mémoires, à travers leurs œuvres, leurs expériences, leur vision, leur héritage. Des mythes, en quelque sorte.