Dans le roman de Dostoïevski, Crime et châtiment, un ancien étudiant de Saint-Pétersbourg, nommé Raskolnikov, assassine avec préméditation une vieille prêteuse sur gage et sa sœur cadette. Tombé malade, le criminel souffre alors de paranoïa et pense que chaque individu qu’il rencontre le soupçonne de ce double meurtre. Comme dans la nouvelle d’Edgar Allan Poe, Le cœur révélateur. Son crime le hante jusqu’à ce qu’il tombe amoureux d’une prostituée. L’auteur dépeint ainsi leur relation comme une allégorie de l’amour de Dieu pour l’humanité qu’il tente de racheter. Mais Raskolnikov ne trouve la rédemption que dans son propre aveu et sa condamnation à la déportation. Cette œuvre majeure du roman russe, histoire criminelle à portée philosophique, a prêté son nom à une excellente exposition au Musée d’Orsay dont ce sont les derniers jours (jusqu’au 27 juin). Il est encore temps de s’y rendre. Inspirée par Robert Badinter, l’artisan de l’abolition de la peine de mort, et mise en scène par l’académicien Jean Clair, Crime et châtiment nous interroge sur la manière dont le crime a été traité dans l’art. Un événement très réussi pour trois raisons. D’abord, par la force de l’art, l’exposition révèle, non sans émotion, la fascination que le crime et le criminel exercent sur nous. Puis, elle est parfaitement construite à la fois dans sa chronologie (de la Révolution Française à 1981) et par le choix de ses thèmes. Enfin, elle suscite de nombreuses réflexions sur la nature criminelle de l’homme, le rôle de la justice et la frontière qui la sépare de la vengeance ou les implications de la peine de mort. Décryptage.
Dès l’entrée, le visiteur est frappé par la présence inattendue et provocatrice d’une guillotine. Sous la plume de Marat, le ton est donné : « Dans les cas où les lois de la nature et de la société sont également violées, on rendra affreux l’appareil du supplice, mais que la mort soit douce » (1778). Après vingt-cinq années d’isolement, exigé par Robert Badinter lors de l’abolition de la peine de mort en 1981, l’une des plus terribles machines à tuer de l’histoire est sortie du Fort d’Ecouen pour rappeler les débuts mouvementés de la justice dite « égalitaire ». Nobles ou pouilleux, les têtes tombent. Natures mortes ou objets de fantasmagories, elles flottent ou volent parfois dans les airs, à l’image de celle de Saint Jean-Baptiste dans une toile de Gustave Moreau ou dans le dessin de Victor Hugo ironiquement baptisé « Justitia ». Les révolutionnaires ont largement inspiré les peintres. Soit par les exécutions qu’ils ont décidées, soit en ayant été eux-mêmes victimes de meurtre. Comme Le Peletier de Saint-Fargeau ou Marat. L’assassinat de ce dernier dans sa baignoire par Charlotte Corday le 13 juillet 1793 est d’ailleurs le crime aux motivations quasi mystiques qui a fait couler le plus de peinture depuis deux siècles, avec David, Hauer, Baudry, Weerts, Munch ou Picasso. Dans chaque tableau consacré au mythe, la beauté fatale de cette jeune Normande de sensibilité girondine crève la toile, attire la lumière et tranche (si on peut dire) avec l’abomination du geste. Munch l’a même représentée nue, aux côtés d’un corps ensanglanté de Marat allongé sur un lit. Crime et sexualité partagent ainsi les mêmes racines passionnelles.
Avec l’ouverture au public des cours d’assises, le criminel s’invite dans l’art. Par son acte et son jugement. La scène de crime n'est plus fantasmée. On la représente, dans sa dure réalité. La curiosité et la fascination sont ainsi assouvies. Et même décuplées avec l’avènement de la presse à sensation, à partir de l’époque romantique. L’évolution des techniques d’impression et la diffusion des imageries d’Epinal transforment le tueur en héros à la mode. Avec l’affaire Fualdès, le fait divers livré en pâture à l’opinion publique fait son apparition. Publié sous forme de roman-feuilleton, le récit de ce crime barbare (un ex-procureur impérial est égorgé dans l’Aveyron le 19 mars 1817) sombre dans une réalité exagérée. C’est Géricault qui croque, à la plume et au lavis de sépia, les différents épisodes de cette énigme, donnant une dimension presque mythologique aux protagonistes. Le peintre cherche-t-il à extraire une forme de noblesse tragique derrière la sauvagerie ? Avec la création du Petit Journal en 1863, puis de l’Oeil de la Police pendant la Belle Epoque, la noblesse s’efface derrière l’hyperréalisme des images et des représentations choc de scènes criminelles. Certaines gravures, comme « Le dernier crime de l’ogresse », dérangent jusqu’à l’écœurement. Peu importe. Pour la presse populaire, le crime paie. Les éditions du Petit Journal consacrées à l’affaire Troppmann (une famille de Roubaix comptant plusieurs enfants est entièrement décimée à Pantin à coups de couteau, de pioche et d’acide par un mécanicien prénommé Jean-Baptiste Troppmann) sont tirées à 400 000 exemplaires ! Puis, la science passe par là. Les têtes coupées de la Révolution cèdent la place aux têtes moulées de l’anthropologie criminelle. Avec Lombroso et Bertillon, le public découvre des gueules d’assassin. Et la possibilité de détecter l’inclination au mal dans les bosses du crâne. La photographie « métrique » révolutionne la manière de rendre du compte du crime. 100 ans avant la 3D au cinéma, la profondeur de champ restitue l’authenticité des scènes de crime. Penché sur une vitrine, dans l’une des dernières salles de l’exposition, je cède à la tentation du voyeurisme. Voir la mort en face, ça peut faire froid dans le dos. Même en noir et blanc. Puis, en fin de visite, les surréalistes laissent éclater leur inspiration. Jack L’Eventreur n’est pas loin. Le crime fou, subversif, à caractère sexuel, déchaîne les disciples d’André Breton. Ils se retrouvent dans cette critique sauvage de l’ordre établi. Et l’auteur du Premier manifeste du surréalisme de conclure : « l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolvers au poing, à descendre dans la rue et à tirer, au hasard, tant qu’on peut dans la foule ». Une phrase qui lui sera longtemps reprochée.
L’exposition couvre deux siècles de crimes et de condamnations. De la Révolution Française à l’abolition de la peine de mort en 1981, elle brille par la pertinence de ses thèmes : la justice révolutionnaire qui décapite à la chaîne, l’emprisonnement, le crime et la science, le surréalisme ou bien les femmes fatales. Ce dernier sujet remporte tous les suffrages. Pour quelle raison ? La femme criminelle est-elle plus abjecte que son alter ego masculin ? Pourquoi les artistes ont-ils tant aimé peindre des sorcières, des corruptrices, des hystériques ? De Salomé qui exigea la tête de Jean-Baptiste à Lady MacBeth, nombreuses sont les femmes vénéneuses qui, usant et abusant de leurs charmes, conduisirent l’homme à sa perte. Le démon caché derrière l’ange, en quelque sorte. Un tableau attire plus particulièrement mon regard, dans cette atmosphère de dangereuse volupté : « Lady MacBeth saisissant les poignards » de Johann Heinrich Füssli (illustration ci-dessus). Rappel des faits : Lady MacBeth est l’épouse du général de l’armée du roi Duncan qui veut persuader son époux d’assassiner son maître pour s’emparer du trône, par pure ambition. Dans la toile de Füssli, Lady MacBeth s’avance menaçante, tel un fantôme, le doigt sur la bouche, vers son mari qui tient les poignards, et lui inspire (insuffle ?) le meurtre. Pris au piège, le malheureux est saisi d’effroi devant la sinistre détermination de sa femme. Telle une mante religieuse, elle se jette sur sa proie et condamne son époux, tout autant que le roi d’Ecosse. Après le crime, elle sombre dans la folie et se suicide. D’ailleurs, dans la seconde moitié du XIXème siècle, avec Charcot et l’étude des pathologies mentales, les artistes se demandent : est-ce le diable ou la folie qui inspire les meurtrières ? Dès lors, le temps de la punition est révolu. Il est temps de soigner. Dans cette perspective, la prison devient un lieu de reconversion initiatique. Une chance de rédemption. Dans une salle dédiée au panoptique, du nom de l’architecture carcérale initiée par le philosophe Jeremy Bentham, je suis frappé par une porte de prison, en bois. D’un côté, celui de la cellule, des graffitis tailladés au couteau crient la détresse des prisonniers : quelques prénoms féminins, marqués dans la chair du bois comme de poignants adieux. De l’autre, rien. Des clous et un judas. Fermé. Vestiges de l’impassibilité des geôliers. Je suis mal à l’aise, oppressé face à cette intimité. Je passe mon chemin.
Dans les salles consacrées à la science face au crime, un nouveau concept est jeté à la figure : si le diable n’est plus l’instigateur du mal, existe-t-il des prédispositions physiques ou mentales au crime ? Les théories se succèdent pour percer le visage du criminel dans nos gènes : forme du crâne (phrénologie) ou expressions simiesques (physiognomonie). Si l’homme naît criminel, comment voir clair dans son jeu ? Ce thème rappelle la nouvelle de Philip K. Dick, portée à l’écran en 2002 par Steven Spielberg, Minority Report, où des humains mutants, dotés du don de précognition, prédisent des crimes à venir et font condamner de futurs criminels, sans que le passage à l’acte soit avéré.
Il est vrai que, en ce temps des examens où la philosophie a fait plancher des centaines de milliers d’élèves sur la vérité ou le bonheur, l’exposition du Musée d’Orsay aurait pu fournir des sujets de dissertation à la pelle : pourquoi l’homme tue-t-il l’homme ? La justice doit-elle punir ou soigner ? La dissection d’un méchant au service de la science est-elle inhumaine ? La prison, temps de la détention ou temps du mépris ? A ces questions, chacun y répondra selon ses connaissances et sa sensibilité. J’ai tout de même été frappé par quelques pistes de réflexion qui nous renvoient à notre condition humaine et à la façon dont l’homme se distingue de l’animal. Sauf du rat. Car, pour Michel Serres, nous partageons avec ce rongeur le sinistre privilège de tuer pour tuer. Pourquoi l’homme tue-t-il, pour son plaisir ? Dans une interview, Robert Badinter rappelle que le premier homme sur terre fut un assassin : Caïn, fils d’Adam et Eve, qui tua son frère Abel. Ainsi, depuis la Genèse, tout meurtrier qui assassine son prochain tue son frère. Pourtant, malgré cet héritage biblique, selon Badinter, « l’homme ne naît pas criminel. Il porte en lui l’instinct de mort qui le conduit au crime. Cet instinct est maîtrisé, refoulé, jusqu’au passage à l’acte. »
Fratricide, parricide, régicide, déicide. L’homme a alourdi le dictionnaire de mots nouveaux au fur et à mesure qu’il a multiplié les homicides. Il a même été capable de tuer Dieu, le pire des sacrilèges. La crucifixion est d’ailleurs le sujet le plus traité dans l’art occidental. Nietzsche aurait-il raison ?
En outre, par le discours de la science criminelle balbutiante, la tendance au meurtre chez l’homme supposerait un héritage animal. Avec les travaux de Lavater, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, la théorie de l’atavisme fait son apparition. Les gènes de la bestialité ressurgiraient dans les traits physiques ou de caractère. Peut-on lire la méchanceté sur la figure d’un homme ? Oui, à l’époque. Le délit de sale gueule était né. Et avec lui, l’idée du criminel-né. Fort heureusement, la criminalistique a permis d’abandonner ces procès d’intention pour se consacrer à l’identification, la comparaison et la reconnaissance, contre la récidive.
Enfin, l’éternel débat sur la peine de mort ne manquera pas de marquer les esprits, tout au long de cette exposition. Et de rappeler, sous la plume de Gonzague Saint Bris, le combat de Victor Hugo, fervent abolitionniste : « Tout au long de sa vie, Victor Hugo n’a cessé de combattre avec ferveur cette barbarie contraire à toute notion d’humanité, dénonçant l’inefficacité du châtiment et contestant le principe d’exemplarité avancé par les partisans de la peine de mort. »
Comme un écho à ces mots qui hantent l’humanité, aussi barbare dans ses crimes que dans ses châtiments, je revois cette peinture d’Emile Friant, La peine capitale, où un condamné à mort, vêtu de rouge, est conduit à l’échafaud, alors qu’un prêtre lui conjure de remettre son âme à Dieu. Ses bourreaux l’attendent. Tout autant que la foule. Sont-ce les mêmes ? Le point de vue choisi par le peintre nous place à l’arrière du cortège, comme si nous étions les prochains sur la liste à passer sous le fil du rasoir. Une perspective nous y attire irrémédiablement. Le décor est plongé dans la pâle lueur de l’aube. Je frissonne et pense à Lacenaire, le dandy criminel qui a inspiré Dostoïevski, pour son Crime et châtiment. Il fut guillotiné un lundi matin. Or, le mythe lui prête ce bon mot alors qu’il monte sur l’estrade : « voilà une semaine qui commence mal ».