mercredi 10 mars 2010

Une histoire de fantômes



C’est l’histoire d’une passion, insolite. Des rêves (ou des cauchemars ?) de gosse qui prennent vie, à travers les livres, des films puis internet. La passion du mystère, de l’énigme, du fantastique. Un monde imaginaire peuplé de fantômes et d’endroits étranges, interdits. C’est aussi l’histoire d’une rencontre, il y a dix ans. Une complicité qui s’est manifestée sur un site web. D’abord amateur, les premières pages bricolées sont devenues un rendez-vous à ne pas manquer pour tous les amateurs de légendes, d’anecdotes surnaturelles, de lieux hantés. Comment ce projet un peu farfelu a-t-il pu se frayer un chemin sur la toile et fédérer une communauté de milliers de lecteurs assidus autour d’une marque ? Décryptage.
21 juillet 2000. Un nom de domaine est déposé sur Internet : maison-hantee.com. Un acte ô combien fondateur ! Dans l’esprit des blogs actuels, Maison-Hantee.com est un site communautaire dédié à l’actualité du genre fantastique, aux histoires de fantômes, aux maisons hantées, aux polars et au cinéma de Tim Burton. Baignant dans l’atmosphère très anglaise des vieux châteaux hantés et des romans de Dickens, c’est la vieille malle à trésor du grenier qui ressuscite mes souvenirs d’enfance, quand je m’amusais à faire peur à mes amis en leur racontant des histoires terrifiantes, la nuit.
Or, à la suite de cette création, je reçois un e-mail d’un certain Belphégor. Il partage ma vision, ma manière de traiter ces sujets sensibles, souvent polémiques car généralement très mal abordés dans les médias. Entre le sceptique et le fou furieux, il se reconnait dans cette voie du milieu qui consiste à profiter de l’impact émotionnel du fantastique sans sombrer dans la croyance aveugle ni la stigmatisation.
Une semaine après ces premiers échanges, un courrier postal me parvient. Dans l’enveloppe, une plaquette de présentation de Belphégor, spécialiste de la magie bizarre. Je suis littéralement effrayé par les photographies. Dans un nuage de fumée, un homme aux cheveux longs et au bouc bien taillé, tout de noir vêtu, exorbite ses yeux globuleux devant un livre enflammé, sur fond de symboles et d’expressions ésotériques. "Gothique" ! C’est le premier mot qui me vient à l’esprit. Je prends peur. Non pas cet agréable frisson de terreur qu’on éprouve en lisant une histoire de fantôme, le soir dans son lit. Mais la peur du fanatique qui prend les choses très à cœur, y croit à fond, jusqu’à le vivre au quotidien. Je pense tout de suite à l’acteur Bela Lugosi, célèbre interprète du Dracula des vieux films en noir et blanc, qui à la fin de sa vie, dormait dans un cercueil tellement le rôle l’avait envahi. Pourtant, le discours de Belphégor est mesuré. Il fleure bon le feu de bois et le whisky, éléments indispensables pour se plonger dans un recueil de contes fantastiques. Pas d’excès, pas de messe noire, ni de rites sataniques ou de sorcellerie. Belphégor lit Maupassant, Edgar Poe, Montague Rhodes James ou Oscar Wilde. Il a le sens de l’humour, noir de préférence ! Mais, dans le monde de la magie des années 80, il aime provoquer, susciter une réaction épidermique chez le spectateur pour le déstabiliser et lui ouvrir les yeux sur une autre réalité, le temps d’un spectacle hallucinant de mentalisme, de spiritisme et de tarologie. Alors, oui ! Il me fait peur...
Pour bousculer les idées reçues, nous décidons de nous rencontrer, quelques mois plus tard. Il habite la Normandie, terre d’élection des fantômes. Alors, le rendez-vous est pris à Paris, dans les locaux de ma société événementielle que je dirige à l’époque avec un associé. Mon imaginaire a déjà campé le personnage. Dans l’attente de sa visite, je ne suis pas très à l’aise. Va-t-il me jeter un sort ? Créer mon effigie en poupée vaudou pour la piquer en psalmodiant du latin ? Dessiner des pentagrammes sur mon front ? Lire dans mes pensées ou faire apparaître des démons ? Avec mon associé, on en rit… jaune !
Soudain, la sonnette tinte. Je sursaute. Belphégor est là, accompagné de Selena, son assistante, une ravissante jeune femme au teint mat, cheveux noirs, yeux noirs, robe noire et ongles noirs. Les héritiers de la famille Addams se tiennent dans l’encadrement de ma porte. J’éclate de rire. Eux aussi. En un instant, la glace est brisée. Je fais la connaissance d’Erick Fearson.
Nous dînons au restaurant. C’est incroyable. Je partage des centaines d’anecdotes avec Erick : les expériences étranges de notre enfance, notre goût immodéré pour les vieilles baraques aux planchers qui craquent et aux portes qui grincent, les écrivains et cinéastes fantastiques, la maison hantée à Disneyland, les photographies de Simon Marsden,…
Après m’avoir raconté son parcours d’artiste, Erick me confie qu’il est aussi chasseur de fantômes. Il a lu mon dossier sur le mythe des maisons hantées que j’avais écrit sans jamais pousser la porte d’un lieu hanté. Lui en connait plus de trois cents, rien qu’en France !
Il me dit : "Oserais-tu passer une nuit dans une abbaye hantée ?".
Huit ans plus tard, lors du tournage d’un documentaire sur les chasseurs de fantômes, à l’abbaye de Mortemer, dans l’Eure, Erick pose une question cruciale, lors d’une interview : "Faut-il voir pour croire ou croire pour voir ?". C’est à ce moment précis que nous avons touché l’essentiel.
Depuis des années où nous visitons des lieux hantés, parfois séparément, souvent ensemble, à la découverte des plus extraordinaires histoires de fantômes, nous avons été témoins d’événements inexplicables ou de sensations bizarres. Mais nous n’avons jamais vu de fantôme ! Faut-il en conclure qu’ils n’existent pas ? Bien sûr que non.
Et lorsque nos ressentis nous ont suggéré une "présence" à nos côtés, dans un lieu que l’on dit "chargé", avons-nous été les jouets de notre imagination, tellement nous animait notre envie de voir l’invisible ? A nous de faire la part des choses, avec l’expérience.
D’ailleurs, faut-il avoir certaines dispositions pour devenir le témoin du surnaturel ? Ou, au contraire, ne pas chercher à être à tout prix le privilégié d’un phénomène paranormal pour le vivre, par hasard ? D’après Alexandre Dumas, "les fantômes ne se montrent qu’à ceux qui doivent les voir". Alors, avis aux amateurs…
Aujourd’hui, Belphégor n’existe plus. Pris pour ce qu’il n’était pas, Erick Fearson a changé de style, s’affichant désormais "artiste psychique". Se produisant dans des soirées privées ou événementielles, il a appris les ficelles de la psychologie humaine et sur la difficulté à accepter tout ce qui n’est pas rationnel. Car l’être humain est paradoxal. Par peur ou par ignorance, souvent les deux, il refuse de croire aux mystères de notre monde mais il adore jouer avec. Alors Erick profite de cette contradiction pour divertir mais aussi pour éclairer. Il invite à poser les bonnes questions. Et si c’était vrai ? On s’efforce de dire que c’est impossible, que les fantômes n’existent pas, que l’au-delà est un mythe ou une conception religieuse, que l’esprit humain ne peut s’échapper du corps ou agir sur son environnement. Pourquoi ? Parce que la science le réfute, l’ignore ou ne peut l’expliquer. Et si la science avait tort ? Peut-elle mettre le sacré en équation ? Non ! Alors pourquoi ne pas ouvrir nos sens à l’étrange et à reconsidérer le problème autrement ? Il y a souvent eu des superstitions à l’origine des révélations scientifiques.
Dans tous ses témoignages passionnants, Erick Fearson donne des clefs pour décrypter le monde de l’invisible. Depuis notre première rencontre, je l’accompagne dans certaines de ses pérégrinations, comme un témoin amusé et intrigué. La condition, c’est de faire preuve de bon sens, dans un domaine qui n’en a pas ! On peut visiter un lieu hanté, s’imprégner de son atmosphère et "entrer en contact" avec le passé avec, pour seule arme, un sixième sens que beaucoup ont atrophié faute de l’exercer. Mais il est interdit d’y entrer, l’esprit fermé ou décidé à démystifier, avec la science comme complice.
Notre démarche a toujours été artistique, émotionnelle, anthropologique. Outre notre goût des vieilles pierres et leur mémoire, pour la nostalgie d’une bonne histoire de revenants qui a tout à nous apprendre, c’est le besoin de repères qui nous motive. Comment voulez-vous vous épanouir avec un esprit bancal, une moitié de pensée qui parle uniquement de et avec la raison ? Dans nos enquêtes surnaturelles, à la recherche de l’invisible, c’est l’autre moitié, notre part de mystère, voire de sacré, que nous cherchons à sonder, à faire grandir, entrant en résonnance avec ce qui n’est plus. Car pour nous, le surnaturel est un moyen de revivre ce qui a disparu mais qui est toujours présent, en nous et autour de nous, une énergie résiduelle qui nous touche et fait vibrer notre corde sensible.
En dix ans, Maison-Hantee.com est devenu une sorte de "think tank" du fantastique, un véritable laboratoire à idées et le moteur de rencontres passionnantes. Reconnu par nos pairs comme un site de référence et consulté chaque jour par des milliers d’amateurs éclairés et engagés, le site compte à son actif des dizaines d’enquêtes, d’entretiens, de billets et de témoignages moissonnés dans la brume de notre imaginaire collectif. Avec fierté, nous arpentons les allées de salons professionnels, du cinéma ou de la littérature, pour traquer le meilleur du genre, prendre le pouls, saluer nos complices. Les services de presse des maisons d’édition nous adressent leurs dernières productions. Notre route est jalonnée de miracles comme cette rencontre exceptionnelle avec un des maîtres, le photographe Simon Marsden, auteur de La France Hantée, chez Flammarion ou notre journée à l’abbaye de Mortemer en compagnie de l’historien Michel de Grèce, noble collecteur d’histoires de fantômes. Sans compter ces temps de partage et d’amitié avec des auteurs, des dessinateurs ou des spécialistes du monde de l’étrange que leur parcours a rendu méfiants vis-à-vis du grand public et surtout des médias, avides de sensationnel. Mais jamais à notre égard.
En effet, les déceptions en la matière ne manquent pas. Le fantastique est pour certains une poudre aux yeux. Ils n’y voient qu’une manne financière pour abuser de l’audimat. En particulier à la télévision où les programmes racoleurs se multiplient comme des faire-valoir pour leurs animateurs. A plusieurs occasions, des pigistes en quête de lieux ou de témoins nous ont déballé leur tapis rouge pour piller notre carnet d’adresses. A l'oeil ! "On fera votre pub !" qu'ils disaient. Mon oeil ! Alors, au début, on succombe aux charmes de la sirène cathodique. Sans doute une fois ou deux de plus. Jusqu’à écorner notre crédibilité. Aujourd’hui, nous refusons de participer à certaines émissions, à moins d’être consultant. Rubis sur l'ongle. Et encore…
Erick vit toujours en Normandie. Nos destins personnels ne nous permettent plus de sillonner la France autant qu’avant. Mais nous gardons un œil (le 3ème !) ouvert sur l’actualité du fantastique. Et sur ces lieux endormis qui gardent jalousement leur secret. Propriétés privées, musées ou ruines, ces endroits existent. Nous les avons visités. Pour l’énigme qu’ils nous posent. Mais le suspect est invisible et les indices absents. Pas de solution. Leurs histoires sont donc sans fin. Il n’y a aucune preuve de l’existence d’une vie après la mort…
Mais d’une vie avant la mort, assurément.
Alors, bonne route !

Photographie : Avec Erick et Simon Marsden, au Musée Gustave Moreau (Paris). © Cédric B.