Devant la tombe de Chopin, au cimetière du Père Lachaise, je me demande : pourquoi sa musique est-elle si triste ? Quelle a été la vie de ce compositeur hors norme au point d’exprimer une telle mélancolie dans ses Préludes, Sonates, Berceuses, Polonaises, Mazurkas et Nocturnes ? Pourquoi la musique de Chopin s’écoute-t-elle si bien, en fin de journée, alors que le soleil d’été décline et rougeoie, et que des notes de piano s’échappent du petit salon pour envahir le jardin, et se mêler aux parfums des fleurs et au bourdonnement des insectes ?
A l’écoute du second mouvement Romance (Larghetto) de son concerto pour piano n°1 en E mineur, me vient une description, un décor enchanteur, les premières lignes d’un chef d’œuvre de la littérature fantastique : "Le riche parfum des roses embaumait l’atelier et quand la légère brise d’été remuait les arbres du jardin, il venait, par la porte ouverte, une lourde odeur de lilas ou l’arôme plus délicat des aubépines rougissantes. Du coin du sofa où il était allongé sur des coussins de cuir persan, et tout en fumant, selon son habitude, d’innombrables cigarettes, Lord Henry Wotton apercevait la rayonnante floraison d’un cytise, dont les grappes de miel et les flexibles rameaux semblaient écrasés sous le poids flamboyant de leur propre beauté. Par instants, des vols d’oiseaux projetaient leurs ombres fantastiques sur les hauts rideaux de tussor tiré devant la fenêtre aux larges baies, et produisaient momentanément une sorte d’effet japonais. Et Lord Henry songeait à ces peintres de Tokyo, aux visages de jade pâle, dont tout l’effort tendait, dans un art fatalement immobile, à donner la sensation de la vitesse du mouvement. Dans un bourdonnement maussade, des abeilles s’évertuaient à fendre les hautes herbes mûres, et s’obstinaient dans une ronde monotone, autour des urnes dorées et poudreuses d’un chèvrefeuille solitaire ; et leur murmure alourdissait encore une accablante paix. Les bruits confus de Londres arrivaient, pareils aux notes bourdonnantes d’un orgue éloigné." Sous la plume d’Oscar Wilde, l'auteur du Portrait de Dorian Gray dont cet extrait est tiré, ce tableau s’accommode parfaitement d’un morceau de piano de Chopin. Car Chopin aimait les fleurs. A Nohant, George Sand, l’amour de sa vie, veillait à ce qu’il soit entouré de fleurs, pour calmer sa toux et favoriser son inspiration.
Devant la tombe de Chopin, richement fleurie pour le bicentenaire de sa naissance, je me demande : comment un enfant de 8 ans peut-il déjà jouer sa Polonaise en sol mineur devant le frère du tsar, le grand-duc Constantin, un 22 février 1818, et être présenté, dès le lendemain dans la presse, comme le "successeur de Mozart" ? Tels les grands artistes, Chopin est un mystère. Un "génie musical" qui, au terme d’une jeunesse dorée, n’a cessé d’évoquer, dans sa musique, les tourments de son âme, sa nostalgie, son désespoir. Dans la biographie* qu’elle lui consacre, Eve Ruggieri, la Madame "musique classique" du PAF, écrit : "Il compose et son piano dit aux autres tout ce qu’il tait. Ce piano, qui est le reflet de son âme, transpose son désespoir en musique. (…) Sa musique est un baume pour les siens, repliés dans leur chagrin. Une communion muette et musicale, tacite." Il faut dire que Chopin n’a pas été épargné par la vie. D’une santé fragile, son cœur était comme du cristal, friable à la moindre vibration émotionnelle. Or, tout a basculé à l’adolescence. Lorsque sa sœur cadette Emilie succombe à la tuberculose. Il a 17 ans. Un drame familial dont il ne se remettra jamais. En effet, Chopin n’a été heureux qu’auprès des siens, ou à l’évocation de sa terre natale, la Pologne. Il souffre du mal d’amour, ce que les slaves appellent le "zal", le "mal du siècle" selon Musset ou le "spleen" pour Baudelaire. Avec la mort d’Emilie, la tiédeur des années d’enfance est brisée. Un autre Chopin est né. Jouer devant une salle comble ne l’intéresse pas. "Chez lui, le désir de faire de la bonne musique l’emporte visiblement sur celui de séduire son auditoire". Il lui préfère l’atmosphère ouatée des cercles privés, entourés de ses amis, Titus en tête, son "bien-aimé".
Une autre rupture bouleverse le destin du compositeur. Alors que l’insurrection polonaise gronde contre l’autorité russe, dans un climat révolutionnaire d'envergure européenne, Chopin quitte Varsovie en 1830. La veille, un 1er novembre, il fête son départ sans savoir qu’il ne remettrait jamais les pieds sur sa terre natale. En route pour la France, il séjourne quelques temps à Vienne, une escale décevante où il n’échappe par à l’escroquerie d’un éditeur musical, Haslinger. Une perte financière qui le pousse, une nouvelle fois, à davantage de vigilance et d’autonomie. Il écrit à ses parents : "Haslinger est malin et croit pouvoir obtenir mes compositions pour rien. Mais c'est fini désormais. Plus de travaux gratuits ! Maintenant, paye, animal !". C’est bien connu, les artistes ont tous les talents, sauf celui de gérer leur fortune. En outre, un incident politique au pays hâte la poursuite de son voyage à travers l’Europe. Le 29 novembre, le grand-duc Constantin, devant lequel il avait joué, à 8 ans, perché sur deux coussins, échappe de justesse à une tentative d’assassinat. Chopin veut se précipiter auprès des siens. Mais il y a danger. Les lettres qu’il reçoit de sa famille l’encouragent à gagner Paris pour, selon les mots de ses parents, servir sa patrie autrement que par les armes. Ce qu’il parviendra à faire. Robert Schumann écrira, quelques années plus tard : "Si ce puissant autocrate du Nord, le tsar, savait quel dangereux ennemi le menace dans les œuvres de Chopin, dans les mélodies simples de ces mazurkas, il bannirait cette musique. Les œuvres de Chopin sont comme des canons cachés sous des fleurs."Au terme de quelques déboires administratifs (la police viennoise égare son passeport et l’ambassade de Russie lui refuse un visa pour Paris), il vise Londres via la capitale française et frappe à la porte de Ferdinando Paër, le compositeur italien. Maître de chapelle du roi Louis-Philippe, il introduit Frédéric auprès du célèbre pianiste Kalkbrenner qui lui organise son premier concert, dans les salons Pleyel, le 26 février 1832. A Paris, Chopin côtoie les plus grands : ses compatriotes polonais, les maîtres de l’opéra italien et des virtuoses comme Félix Mendelssohn et Franz Liszt qui deviendra son plus fervent admirateur. Eve Ruggeri raconte : "En quelques mois, il est devenu la coqueluche du Tout-Paris et il ne se passe pas de soir qu’il ne soit attendu ici et là. Souvent comme un invité de marque, à l’égal des princes, quelques fois comme le virtuose qu’il est, parce que ses hôtes espèrent ainsi animer leur soirée avec une prestation musicale de qualité". Toutefois, pudique et orgueilleux, Chopin prend garde à ne pas faire le saltimbanque. Il déteste être pris pour un faire-valoir. Pour gagner sa vie, il donne des cours de piano, faisant tourner la tête à toutes ses élèves, sans être lui-même ému par aucune d’entre elles. Car Frédéric est vulnérable. Son cœur est ailleurs. Il suffit de quelques notes d’une Etude pour lui faire monter les larmes aux yeux, nostalgique de sa terre, de sa famille, de ses amis, de ses jeunes années. Au point d’élever l’amour d’une femme à un idéal inaccessible. Après un premier échec amoureux avec la cantatrice Constance Gladkowska, il s’éprend de Marie Wodzinska, une compatriote qu’il a connu toute petite. Or, le piano est un formidable outil de séduction. Aux côtés de Marie, il joue les candides effarouchés : "Le soir, à l’hôtel, Marie se glisse à côté de lui : le piano est un instrument merveilleux, qui permet de rester assis, côte à côte, apparemment absorbés par la musique que l’on joue à quatre mains, tandis que les épaules, les bras, les doigts se frôlent, s’échappent et se retrouvent. Combien de regards surpris, cherchés, échangés !" rapporte, amusée, Eve Ruggeri dans son livre, sous-titré (à juste titre !) L’impossible amour. Car les idylles de Frédéric Chopin ne parviendront jamais à combler totalement le cœur de ce jeune compositeur romantique, qui rêve au conte de fées. En marge du désenchantement de sa relation avec Marie, il se réfugie dans le travail, compose et joue, pour les intimes, à la faible lueur des bougies de son petit salon de la rue Pigalle : Delacroix, Sainte-Beuve, Mickiewicz,…
C’est alors que Liszt lui présente George Sand, nom de plume d’Aurore Dupin, qui jouit d’une réputation de croqueuse d’hommes. Lors d’un dîner, à l’hôtel de France, l’écrivain tombe sous le charme de Chopin que Listz décrit comme un homme élégant et raffiné : "La finesse et la transparence de son teint séduisaient l’œil ; ses cheveux blonds étaient soyeux, son nez légèrement recourbé, ses allures distinguées et ses manières marquées de tant d’aristocratie qu’involontairement on le traitait en prince." Mais les pensées de Chopin sont encore pour Marie, à Varsovie. De plus, George Sand lui déplait : "J’ai fait la connaissance d’une grande célébrité : Mme Dudevant, connue sous le nom de George Sand ; mais son visage ne m’est pas sympathique, et elle ne m’a pas plu du tout. Il y a même en elle quelque chose qui m’éloigne…" Chopin ne vit que pour la relation épistolaire qu’il entretient avec Marie, tressaillant au moindre retard de courrier. Si bien que, lorsque les lettres de sa bien-aimée se raréfient, il se précipite dans le cabinet d’une voyante, la célèbre Mlle Lenormant (dont la tombe est également au Père-Lachaise), pour connaître l’issue de ses amours. La prédication de la pythonisse lui promet un avenir favorable. Pour toute réponse à ce présage erroné, Marie cesse de lui écrire. Son père s’oppose à un quelconque mariage. D’autant qu’il prête au fiancé une vie dissipée et une santé déclinante. Loin des yeux, loin du cœur. Pourquoi l’amour ne l’aime-t-il pas ? Chopin s’enveloppe dans son chagrin, son "malheur" et sa maladie. Il se confie à son ami de toujours, Albert Grzymala. Pour Eve Ruggieri, "c’est le seul auquel Frédéric peut tout dire. Grzymala l’écoute en silence. Aux yeux de cet homme de culture, convaincu du génie de son ami depuis le temps où Frédéric encore enfant donnait ses concerts chez les aristocrates polonais, ce projet de mariage était un désastre. Il y a bien longtemps que Grzymala a deviné la nature et l’âme du compositeur, son inclination naturelle à la nostalgie, aux rêves, aux chimères, si nécessaires à son inspiration et à son écriture…"
Phtisique, il devient une proie facile pour George Sand qui rêve d’être à son chevet. "J’ai besoin de souffrir pour quelqu’un" écrit-elle. "J’ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui s’est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué". Plus infirmière qu’amante, George Sand partagera la vie du compositeur pendant huit années, partagées entre l’Espagne, Paris et Nohant, la maison de campagne de l’écrivain, dans le Berri. "L’âme de Frédéric a soif d’amour et d’attentions. George Sand sera un fleuve de tendresse pour lui" écrit Eve Ruggieri. Les qualificatifs choisis par Sand pour désigner Chopin dans ses lettres, tout au long de leur relation, témoignent d’une ironie galopante : de "cher petit", "Chopinet" ou "Chip Chip" pour les sobriquets affectueux (elle était son aînée de 6 ans), elle le rebaptise son "cher cadavre" ou "cher petit souffreteux" lorsque la tuberculose l’afflige. Pourtant, la maladie l’inspire. A la chartreuse de Valdemosa, à Majorque, lors de leur séjour dans la Maison des Vents, la bien-nommée, il compose ses Préludes. Conteuse exaltante, George Sand décrit le soir où il jouait son Prélude, en pleurant : "Sa composition de ce soir-là était pleine des gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur." C’est aussi dans ce climat morose qu’il imagine sa Sonate funèbre, laquelle accompagnera ses funérailles, quelques années plus tard.
De retour à Nohant, Chopin enrichit ses œuvres de quelques sonates, mazurkas et nocturnes, des morceaux du soir, cherchant la fameuse "note bleue", dont la tonalité reflète l’ambiance et le charme d’un moment de convivialité, un temps volé, le célèbre "rubato" italien. Ses doigts improvisent sur le clavier pour trouver la mélodie qui suspendra le temps et illustrera, au plus juste, l’émotion de l’instant. C’est d’ailleurs une caractéristique propre du style de Chopin. Et il n’est pas rare que, pour chacun d’entre nous, un morceau de Chopin soit l’expression d’un souvenir très précis et émouvant. Une madeleine de Proust. Une première gorgée de bière. Pour moi, je n’oublierai jamais les notes de piano du second Nocturne, alors que, confortablement installé sur un divan, devant un feu de cheminée, dans la bibliothèque d’époque d’un château de Haute-Loire, un verre de Pommard à la main, j’imagine le scénario de ma prochaine aventure ludique et policière. Chopin, une source d’inspiration qui accompagne désormais tous mes temps de créativité et d’écriture, de préférence dans des lieux marqués par l’empreinte d’Agatha Christie. Et vous, quel serait votre instant Chopin ?
Devant la tombe de Chopin, mélancolique, je repense aux derniers moments de sa vie. Séparé de George Sand, emporté par la maladie, il donne un dernier concert à Paris, en public, avant de gagner l’Angleterre puis l’Ecosse pour une tournée (d’adieu ?) des salons de l’aristocratie. "C’était le soir du 16 février 1848, une semaine avant l’abdication officielle de Louis-Philippe, et lorsque Chopin monte sur scène, le silence est total. On a baissé les lampes à gaz, allumé des chandelles. Il est faible, pâle et le regard un peu fixe. Mais dès qu’il joue, c’est la même magie ! Le public retient son souffle dans l’odeur un peu funèbre des fleurs qui se fanent, conscient d’assister là à un dernier miracle, tendu vers les notes qui s’élèvent, pures, magiques." De retour en France, en novembre 1848, son état s’aggrave. Il décide de brûler les manuscrits de ses œuvres inachevées. Tout doit rester parfait après sa disparition. Dans son logement rue de Chaillot, il se prépare à mourir. "Que contemple-t-il pendant ces longues heures, posté devant sa fenêtre, les larmes aux yeux ? Son passé ? Ses amours mortes ? Le souvenir du sourire d’Aurore ? Ou est-ce l’ombre de la mort qu’il voit s’avancer inéluctablement vers lui ?" Fin septembre, il est transféré dans un bel appartement ensoleillé place Vendôme. Le 12 octobre, il reçoit les derniers sacrements par l’abbé Alexandre Jelowicki, un ami d’enfance à qui il confie "elle m’avait pourtant dit que je mourrais dans ses bras", évoquant pour la dernière fois George Sand. Malgré plusieurs sollicitations, elle ne voudra pas revoir son "cher petit". Et le 17, à deux heures du matin, il rend son âme à Dieu après avoir assuré à ses pairs que "de là-haut, je vous écouterai". Il n’avait pas encore quarante ans.
A l’annonce de sa mort, Théophile Gauthier écrit : "L’âme de la musique a passé sur le monde". Et Liszt, de préciser : "Chopin a passé parmi nous comme un fantôme". Le sculpteur Jean-Baptiste Clésinger, le gendre de George Sand pour lequel Chopin n’a cessé de prendre parti dans un contexte familial tumultueux, réalise un moule du visage et des mains du mort. Avec de nombreux portraits du compositeur dont celui peint par Delacroix, on peut les voir actuellement dans une exposition du Musée de la Vie Romantique, rue Chaptal, à Paris. C’est Clésinger qui réalisera aussi la statue à l’effigie d’Euterpe, muse de la musique, laquelle orne aujourd’hui la tombe de Chopin au Père-Lachaise. Le 30 octobre, la foule se presse à la Madeleine pour assister aux obsèques. Selon la volonté de Chopin, on donne le Requiem de Mozart. Puis, au son de la Marche funèbre, sa dépouille est emmenée au cimetière de l’est parisien.
Devant la tombe de Chopin, je suis ému par la vie d’un homme qui n’a jamais su faire preuve de simplicité dans ses sentiments. Alors qu’en musique, il a enseigné tout le contraire : "La dernière chose, c’est la simplicité. Après avoir épuisé toutes les difficultés, après avoir joué une immense quantité de notes et de notes, c’est la simplicité qui sort avec tout son charme, comme le dernier sceau de l’art. Quiconque veut arriver d’emblée à cela n’y parviendra jamais ; on ne peut commencer par la fin".
Alors que je quitte le chemin Denon, qui borde la 11ème division, il me semble entendre un piano lointain qui joue la quatrième mazurka, op. 17. Le fruit de mon imagination ? Un jeune prodige qui fait ses gammes ? Je lève la tête. Le jour se meurt. Je laisse derrière moi le souvenir de la note bleue qui, selon les mots de George Sand, "résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente".
* Chopin, L'impossible amour, Eve Ruggieri, Editions Michel Lafon, janvier 2010
A l’écoute du second mouvement Romance (Larghetto) de son concerto pour piano n°1 en E mineur, me vient une description, un décor enchanteur, les premières lignes d’un chef d’œuvre de la littérature fantastique : "Le riche parfum des roses embaumait l’atelier et quand la légère brise d’été remuait les arbres du jardin, il venait, par la porte ouverte, une lourde odeur de lilas ou l’arôme plus délicat des aubépines rougissantes. Du coin du sofa où il était allongé sur des coussins de cuir persan, et tout en fumant, selon son habitude, d’innombrables cigarettes, Lord Henry Wotton apercevait la rayonnante floraison d’un cytise, dont les grappes de miel et les flexibles rameaux semblaient écrasés sous le poids flamboyant de leur propre beauté. Par instants, des vols d’oiseaux projetaient leurs ombres fantastiques sur les hauts rideaux de tussor tiré devant la fenêtre aux larges baies, et produisaient momentanément une sorte d’effet japonais. Et Lord Henry songeait à ces peintres de Tokyo, aux visages de jade pâle, dont tout l’effort tendait, dans un art fatalement immobile, à donner la sensation de la vitesse du mouvement. Dans un bourdonnement maussade, des abeilles s’évertuaient à fendre les hautes herbes mûres, et s’obstinaient dans une ronde monotone, autour des urnes dorées et poudreuses d’un chèvrefeuille solitaire ; et leur murmure alourdissait encore une accablante paix. Les bruits confus de Londres arrivaient, pareils aux notes bourdonnantes d’un orgue éloigné." Sous la plume d’Oscar Wilde, l'auteur du Portrait de Dorian Gray dont cet extrait est tiré, ce tableau s’accommode parfaitement d’un morceau de piano de Chopin. Car Chopin aimait les fleurs. A Nohant, George Sand, l’amour de sa vie, veillait à ce qu’il soit entouré de fleurs, pour calmer sa toux et favoriser son inspiration.
Devant la tombe de Chopin, richement fleurie pour le bicentenaire de sa naissance, je me demande : comment un enfant de 8 ans peut-il déjà jouer sa Polonaise en sol mineur devant le frère du tsar, le grand-duc Constantin, un 22 février 1818, et être présenté, dès le lendemain dans la presse, comme le "successeur de Mozart" ? Tels les grands artistes, Chopin est un mystère. Un "génie musical" qui, au terme d’une jeunesse dorée, n’a cessé d’évoquer, dans sa musique, les tourments de son âme, sa nostalgie, son désespoir. Dans la biographie* qu’elle lui consacre, Eve Ruggieri, la Madame "musique classique" du PAF, écrit : "Il compose et son piano dit aux autres tout ce qu’il tait. Ce piano, qui est le reflet de son âme, transpose son désespoir en musique. (…) Sa musique est un baume pour les siens, repliés dans leur chagrin. Une communion muette et musicale, tacite." Il faut dire que Chopin n’a pas été épargné par la vie. D’une santé fragile, son cœur était comme du cristal, friable à la moindre vibration émotionnelle. Or, tout a basculé à l’adolescence. Lorsque sa sœur cadette Emilie succombe à la tuberculose. Il a 17 ans. Un drame familial dont il ne se remettra jamais. En effet, Chopin n’a été heureux qu’auprès des siens, ou à l’évocation de sa terre natale, la Pologne. Il souffre du mal d’amour, ce que les slaves appellent le "zal", le "mal du siècle" selon Musset ou le "spleen" pour Baudelaire. Avec la mort d’Emilie, la tiédeur des années d’enfance est brisée. Un autre Chopin est né. Jouer devant une salle comble ne l’intéresse pas. "Chez lui, le désir de faire de la bonne musique l’emporte visiblement sur celui de séduire son auditoire". Il lui préfère l’atmosphère ouatée des cercles privés, entourés de ses amis, Titus en tête, son "bien-aimé".
Une autre rupture bouleverse le destin du compositeur. Alors que l’insurrection polonaise gronde contre l’autorité russe, dans un climat révolutionnaire d'envergure européenne, Chopin quitte Varsovie en 1830. La veille, un 1er novembre, il fête son départ sans savoir qu’il ne remettrait jamais les pieds sur sa terre natale. En route pour la France, il séjourne quelques temps à Vienne, une escale décevante où il n’échappe par à l’escroquerie d’un éditeur musical, Haslinger. Une perte financière qui le pousse, une nouvelle fois, à davantage de vigilance et d’autonomie. Il écrit à ses parents : "Haslinger est malin et croit pouvoir obtenir mes compositions pour rien. Mais c'est fini désormais. Plus de travaux gratuits ! Maintenant, paye, animal !". C’est bien connu, les artistes ont tous les talents, sauf celui de gérer leur fortune. En outre, un incident politique au pays hâte la poursuite de son voyage à travers l’Europe. Le 29 novembre, le grand-duc Constantin, devant lequel il avait joué, à 8 ans, perché sur deux coussins, échappe de justesse à une tentative d’assassinat. Chopin veut se précipiter auprès des siens. Mais il y a danger. Les lettres qu’il reçoit de sa famille l’encouragent à gagner Paris pour, selon les mots de ses parents, servir sa patrie autrement que par les armes. Ce qu’il parviendra à faire. Robert Schumann écrira, quelques années plus tard : "Si ce puissant autocrate du Nord, le tsar, savait quel dangereux ennemi le menace dans les œuvres de Chopin, dans les mélodies simples de ces mazurkas, il bannirait cette musique. Les œuvres de Chopin sont comme des canons cachés sous des fleurs."Au terme de quelques déboires administratifs (la police viennoise égare son passeport et l’ambassade de Russie lui refuse un visa pour Paris), il vise Londres via la capitale française et frappe à la porte de Ferdinando Paër, le compositeur italien. Maître de chapelle du roi Louis-Philippe, il introduit Frédéric auprès du célèbre pianiste Kalkbrenner qui lui organise son premier concert, dans les salons Pleyel, le 26 février 1832. A Paris, Chopin côtoie les plus grands : ses compatriotes polonais, les maîtres de l’opéra italien et des virtuoses comme Félix Mendelssohn et Franz Liszt qui deviendra son plus fervent admirateur. Eve Ruggeri raconte : "En quelques mois, il est devenu la coqueluche du Tout-Paris et il ne se passe pas de soir qu’il ne soit attendu ici et là. Souvent comme un invité de marque, à l’égal des princes, quelques fois comme le virtuose qu’il est, parce que ses hôtes espèrent ainsi animer leur soirée avec une prestation musicale de qualité". Toutefois, pudique et orgueilleux, Chopin prend garde à ne pas faire le saltimbanque. Il déteste être pris pour un faire-valoir. Pour gagner sa vie, il donne des cours de piano, faisant tourner la tête à toutes ses élèves, sans être lui-même ému par aucune d’entre elles. Car Frédéric est vulnérable. Son cœur est ailleurs. Il suffit de quelques notes d’une Etude pour lui faire monter les larmes aux yeux, nostalgique de sa terre, de sa famille, de ses amis, de ses jeunes années. Au point d’élever l’amour d’une femme à un idéal inaccessible. Après un premier échec amoureux avec la cantatrice Constance Gladkowska, il s’éprend de Marie Wodzinska, une compatriote qu’il a connu toute petite. Or, le piano est un formidable outil de séduction. Aux côtés de Marie, il joue les candides effarouchés : "Le soir, à l’hôtel, Marie se glisse à côté de lui : le piano est un instrument merveilleux, qui permet de rester assis, côte à côte, apparemment absorbés par la musique que l’on joue à quatre mains, tandis que les épaules, les bras, les doigts se frôlent, s’échappent et se retrouvent. Combien de regards surpris, cherchés, échangés !" rapporte, amusée, Eve Ruggeri dans son livre, sous-titré (à juste titre !) L’impossible amour. Car les idylles de Frédéric Chopin ne parviendront jamais à combler totalement le cœur de ce jeune compositeur romantique, qui rêve au conte de fées. En marge du désenchantement de sa relation avec Marie, il se réfugie dans le travail, compose et joue, pour les intimes, à la faible lueur des bougies de son petit salon de la rue Pigalle : Delacroix, Sainte-Beuve, Mickiewicz,…
C’est alors que Liszt lui présente George Sand, nom de plume d’Aurore Dupin, qui jouit d’une réputation de croqueuse d’hommes. Lors d’un dîner, à l’hôtel de France, l’écrivain tombe sous le charme de Chopin que Listz décrit comme un homme élégant et raffiné : "La finesse et la transparence de son teint séduisaient l’œil ; ses cheveux blonds étaient soyeux, son nez légèrement recourbé, ses allures distinguées et ses manières marquées de tant d’aristocratie qu’involontairement on le traitait en prince." Mais les pensées de Chopin sont encore pour Marie, à Varsovie. De plus, George Sand lui déplait : "J’ai fait la connaissance d’une grande célébrité : Mme Dudevant, connue sous le nom de George Sand ; mais son visage ne m’est pas sympathique, et elle ne m’a pas plu du tout. Il y a même en elle quelque chose qui m’éloigne…" Chopin ne vit que pour la relation épistolaire qu’il entretient avec Marie, tressaillant au moindre retard de courrier. Si bien que, lorsque les lettres de sa bien-aimée se raréfient, il se précipite dans le cabinet d’une voyante, la célèbre Mlle Lenormant (dont la tombe est également au Père-Lachaise), pour connaître l’issue de ses amours. La prédication de la pythonisse lui promet un avenir favorable. Pour toute réponse à ce présage erroné, Marie cesse de lui écrire. Son père s’oppose à un quelconque mariage. D’autant qu’il prête au fiancé une vie dissipée et une santé déclinante. Loin des yeux, loin du cœur. Pourquoi l’amour ne l’aime-t-il pas ? Chopin s’enveloppe dans son chagrin, son "malheur" et sa maladie. Il se confie à son ami de toujours, Albert Grzymala. Pour Eve Ruggieri, "c’est le seul auquel Frédéric peut tout dire. Grzymala l’écoute en silence. Aux yeux de cet homme de culture, convaincu du génie de son ami depuis le temps où Frédéric encore enfant donnait ses concerts chez les aristocrates polonais, ce projet de mariage était un désastre. Il y a bien longtemps que Grzymala a deviné la nature et l’âme du compositeur, son inclination naturelle à la nostalgie, aux rêves, aux chimères, si nécessaires à son inspiration et à son écriture…"
Phtisique, il devient une proie facile pour George Sand qui rêve d’être à son chevet. "J’ai besoin de souffrir pour quelqu’un" écrit-elle. "J’ai besoin de nourrir cette maternelle sollicitude qui s’est habituée à veiller sur un être souffrant et fatigué". Plus infirmière qu’amante, George Sand partagera la vie du compositeur pendant huit années, partagées entre l’Espagne, Paris et Nohant, la maison de campagne de l’écrivain, dans le Berri. "L’âme de Frédéric a soif d’amour et d’attentions. George Sand sera un fleuve de tendresse pour lui" écrit Eve Ruggieri. Les qualificatifs choisis par Sand pour désigner Chopin dans ses lettres, tout au long de leur relation, témoignent d’une ironie galopante : de "cher petit", "Chopinet" ou "Chip Chip" pour les sobriquets affectueux (elle était son aînée de 6 ans), elle le rebaptise son "cher cadavre" ou "cher petit souffreteux" lorsque la tuberculose l’afflige. Pourtant, la maladie l’inspire. A la chartreuse de Valdemosa, à Majorque, lors de leur séjour dans la Maison des Vents, la bien-nommée, il compose ses Préludes. Conteuse exaltante, George Sand décrit le soir où il jouait son Prélude, en pleurant : "Sa composition de ce soir-là était pleine des gouttes de pluie qui résonnaient sur les tuiles sonores de la chartreuse, mais elles s’étaient traduites dans son imagination et dans son chant par des larmes tombant du ciel sur son cœur." C’est aussi dans ce climat morose qu’il imagine sa Sonate funèbre, laquelle accompagnera ses funérailles, quelques années plus tard.
De retour à Nohant, Chopin enrichit ses œuvres de quelques sonates, mazurkas et nocturnes, des morceaux du soir, cherchant la fameuse "note bleue", dont la tonalité reflète l’ambiance et le charme d’un moment de convivialité, un temps volé, le célèbre "rubato" italien. Ses doigts improvisent sur le clavier pour trouver la mélodie qui suspendra le temps et illustrera, au plus juste, l’émotion de l’instant. C’est d’ailleurs une caractéristique propre du style de Chopin. Et il n’est pas rare que, pour chacun d’entre nous, un morceau de Chopin soit l’expression d’un souvenir très précis et émouvant. Une madeleine de Proust. Une première gorgée de bière. Pour moi, je n’oublierai jamais les notes de piano du second Nocturne, alors que, confortablement installé sur un divan, devant un feu de cheminée, dans la bibliothèque d’époque d’un château de Haute-Loire, un verre de Pommard à la main, j’imagine le scénario de ma prochaine aventure ludique et policière. Chopin, une source d’inspiration qui accompagne désormais tous mes temps de créativité et d’écriture, de préférence dans des lieux marqués par l’empreinte d’Agatha Christie. Et vous, quel serait votre instant Chopin ?
Devant la tombe de Chopin, mélancolique, je repense aux derniers moments de sa vie. Séparé de George Sand, emporté par la maladie, il donne un dernier concert à Paris, en public, avant de gagner l’Angleterre puis l’Ecosse pour une tournée (d’adieu ?) des salons de l’aristocratie. "C’était le soir du 16 février 1848, une semaine avant l’abdication officielle de Louis-Philippe, et lorsque Chopin monte sur scène, le silence est total. On a baissé les lampes à gaz, allumé des chandelles. Il est faible, pâle et le regard un peu fixe. Mais dès qu’il joue, c’est la même magie ! Le public retient son souffle dans l’odeur un peu funèbre des fleurs qui se fanent, conscient d’assister là à un dernier miracle, tendu vers les notes qui s’élèvent, pures, magiques." De retour en France, en novembre 1848, son état s’aggrave. Il décide de brûler les manuscrits de ses œuvres inachevées. Tout doit rester parfait après sa disparition. Dans son logement rue de Chaillot, il se prépare à mourir. "Que contemple-t-il pendant ces longues heures, posté devant sa fenêtre, les larmes aux yeux ? Son passé ? Ses amours mortes ? Le souvenir du sourire d’Aurore ? Ou est-ce l’ombre de la mort qu’il voit s’avancer inéluctablement vers lui ?" Fin septembre, il est transféré dans un bel appartement ensoleillé place Vendôme. Le 12 octobre, il reçoit les derniers sacrements par l’abbé Alexandre Jelowicki, un ami d’enfance à qui il confie "elle m’avait pourtant dit que je mourrais dans ses bras", évoquant pour la dernière fois George Sand. Malgré plusieurs sollicitations, elle ne voudra pas revoir son "cher petit". Et le 17, à deux heures du matin, il rend son âme à Dieu après avoir assuré à ses pairs que "de là-haut, je vous écouterai". Il n’avait pas encore quarante ans.
A l’annonce de sa mort, Théophile Gauthier écrit : "L’âme de la musique a passé sur le monde". Et Liszt, de préciser : "Chopin a passé parmi nous comme un fantôme". Le sculpteur Jean-Baptiste Clésinger, le gendre de George Sand pour lequel Chopin n’a cessé de prendre parti dans un contexte familial tumultueux, réalise un moule du visage et des mains du mort. Avec de nombreux portraits du compositeur dont celui peint par Delacroix, on peut les voir actuellement dans une exposition du Musée de la Vie Romantique, rue Chaptal, à Paris. C’est Clésinger qui réalisera aussi la statue à l’effigie d’Euterpe, muse de la musique, laquelle orne aujourd’hui la tombe de Chopin au Père-Lachaise. Le 30 octobre, la foule se presse à la Madeleine pour assister aux obsèques. Selon la volonté de Chopin, on donne le Requiem de Mozart. Puis, au son de la Marche funèbre, sa dépouille est emmenée au cimetière de l’est parisien.
Devant la tombe de Chopin, je suis ému par la vie d’un homme qui n’a jamais su faire preuve de simplicité dans ses sentiments. Alors qu’en musique, il a enseigné tout le contraire : "La dernière chose, c’est la simplicité. Après avoir épuisé toutes les difficultés, après avoir joué une immense quantité de notes et de notes, c’est la simplicité qui sort avec tout son charme, comme le dernier sceau de l’art. Quiconque veut arriver d’emblée à cela n’y parviendra jamais ; on ne peut commencer par la fin".
Alors que je quitte le chemin Denon, qui borde la 11ème division, il me semble entendre un piano lointain qui joue la quatrième mazurka, op. 17. Le fruit de mon imagination ? Un jeune prodige qui fait ses gammes ? Je lève la tête. Le jour se meurt. Je laisse derrière moi le souvenir de la note bleue qui, selon les mots de George Sand, "résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente".
* Chopin, L'impossible amour, Eve Ruggieri, Editions Michel Lafon, janvier 2010