lundi 15 février 2010

L'Empereur contre-attaque



Cher papa, je te dois des excuses. Pendant mes années d’adolescence, avec enthousiasme, tu croyais bien faire en nous réveillant, mon frère et moi, les matins de week-end où nous aspirions à des grasses matinées jusqu’à des heures indécentes, avec tes concertos de musique classique, volume élevé, faisant fi du voisinage avec lequel nous étions d’ailleurs fâchés. Tu entrais dans la chambre, tout sourire, avec tes "debout, là-dedans !" comme si tu laissais entrer la fine fleur de la culture musicale dans la tanière d’un animal malodorant. La tête enfouie dans mon oreiller, je grognais, réfractaire à ces tentatives d’éducation forcée. Et pourtant, chaque week-end, tu laissais Beethoven, Mozart, Dvorak ou Mahler forcer ma porte et s’adresser à nos pauvres tympans transis de sommeil. A tout bien réfléchir, sans doute aurais-je préféré le piano plus "diplomatique" de Chopin, Schubert ou Liszt qui, au gré de quelques notes, aurait demandé la permission d’entrer. La manière douce, en quelque sorte. Mais, non ! Il fallait que ce soit l’orchestre, à pleine puissance. Pourtant, cette nouvelle conception du réveil-matin a porté ses fruits, bien au-delà de tes espérances. Car j’aime la musique classique !
Chaque jour, elle m'accompagne. Or, je ne suis ni musicien (un regret), ni mélomane (un privilège d’initié). Simplement un curieux qui se laisse émouvoir, cherche des repères, des morceaux fétiches. Pourtant, j’éprouve une frustration : la musique reste invisible. Elle berce mes longues heures de travail, diffusée en sourdine à mon bureau, pour favoriser créativité et sérénité. Mais que se passerait-il si elle se matérialisait ? Qu’elle s’échappait, à vue d’œil, d’un instrument, d’une baguette ou d’une partition ? J’ai donc décidé de réserver des places à Pleyel pour aller voir la musique de près. Au programme : le concerto pour piano n°5 en mi bémol majeur op. 73 "Empereur" de Ludwig van Beethoven, mon préféré. Direction et piano Daniel Barenboim, avec la Staatskapelle de Berlin, un des plus vieux orchestres du monde. Pour une première, on ne pouvait rêver plus belle affiche ! Quelques jours avant la représentation, je me demande, naïvement : Comment s’habiller ? Doit-on mettre une cravate ? Y a-t-il des règles de bienséance à respecter ? Faut-il de la monnaie pour l’ouvreuse ? Le public sera-t-il grisonnant, en canne et manteau de fourrure ? Mais surtout, serai-je ému à en pleurer ? Pour que cette initiative reste un événement exceptionnel, je m’amuse à jouer au béotien, à retomber en enfance, et me farcis la tête de clichés et de fantasmes.
Jour J, un dimanche glacial de février. Avec ma femme, nous prenons place au second rang de l’orchestre, allée BB, fauteuils 102 et 104, en plein milieu. Sans doute trop près pour les puristes mais convenables pour nous. Car, comme un scientifique sur son microscope, je vais pouvoir scruter les visages, voir les notes en gros plan, partager l’intimité du piano et des premiers violons.
16h précises. Les musiciens font leur entrée, sous des tonnerres d’applaudissement. Pas une minute de retard. Chaque instrumentiste prend place, de manière millimétrée. Le concertmaster, doyen de la formation, dont le violon ne cache pas ses heures de musique, donne le "la" sur le piano. Une seule note. Et tout le monde s’accorde. La tension monte. Les musiciens sont prêts. Après un temps de silence, Daniel Barenboim fait son apparition. Par la presse, son visage m’est familier mais je ne mesure pas encore toute l'étendue de son prestige.
Né en 1942 à Buenos Aires de parents juifs d’origine russe, Daniel Barenboim joue du piano depuis l’âge de 5 ans. Il a donné son premier récital à 7 ans. Puis, après l’Argentine, il gagne Israël et fait ses débuts de pianiste à Vienne, Rome, Paris, Londres et New-York. Il n’a que 10 ans. Sa première direction d’orchestre date de 1964 où il participe aux enregistrements d’un répertoire qui réunit les plus grandes œuvres pour piano. L’année d’après, il donne de nombreux concerts dans le monde entier, en collaboration avec l’English Chamber Orchestra. Les plus grands orchestres européens et américains le sollicitent. De 1975 à 1989, il est le directeur musical de l’Orchestre de Paris. En mai 2006, à la suite de Toscanini et de Karajan, il est nommé principal chef invité de la Scala de Milan. La même année, il reçoit le Prix Ernst von Siemens, le "Nobel de la musique". Elevé au rang de Commandeur de la Légion d’honneur par Jacques Chirac en mars 2007, Daniel Barenboim a beaucoup œuvré pour la paix au Proche-Orient, notamment par la création en 1999 d’un orchestre composé de jeunes musiciens juifs et arabes.
La salle retient son souffle. Dès les premières mesures de l’Allegro, je suis saisi. Barenboim joue et dirige l’orchestre, depuis son piano, sans partition. Ses pairs lui reconnaissent d’ailleurs une prodigieuse mémoire musicale. La musique est pour lui comme une seconde nature, un langage courant. Or, comme toute langue vivante, on la parle avec joie quand on ne cherche pas ses mots. Le navigateur Jean-François Deniau raconte dans son livre La mer est ronde comment le marin prend plaisir à préparer sa croisière : « Choisissons notre mois, notre route, et embarquons, embarquons vite pour traverser l’Atlantique tout en restant dans notre fauteuil au coin du feu ou à l’ombre du grand arbre du jardin. Et quand nous le traversons vraiment, chaque vague, chaque nuage sera déjà un peu familier, avec un visage qui nous dit quelque chose, grâce aux petits signes verts, bleus, noirs ou rouges de la carte et à ses lignes subtiles, grâce au portrait des cartes contemplé à l’avance ; comme autrefois les princes mariés par procuration pouvaient à l’avance contempler le portrait de leur future épouse apporté par un ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire. Pour notre bonheur. Car si le plaisir de découvrir et de connaître est grand, il n’en est pas de plus fort que celui de reconnaître. » Pour la musique, c’est pareil. Tout le plaisir vient de cette reconnaissance des notes, du rythme, de la mélodie. D’ailleurs, autour de moi, en pleine extase, chacun dodeline de la tête, comme pour se signifier à soi-même et aux autres, inconsciemment, qu’il en connait les moindres variations.
En outre, le concerto pour piano n°5 "Empereur" est l’une des plus belles œuvres du répertoire classique. Contemporain de la cinquième et sixième symphonie de Beethoven, il fut créé le 28 novembre 1811 par l’orchestre de Liepzig, la surdité du compositeur étant très avancée à cette époque. Dédié à l’archiduc Rodolphe d’Autriche, élève de Beethoven, son nom apocryphe "Empereur" n’a pas été choisi par l’auteur de son vivant, lequel n’avait aucune sympathie pour Napoléon Bonaparte, mais par l’un de ses amis.
Au terme du premier mouvement, qui compte à lui seul plus de six cents mesures (les connaisseurs apprécieront) et dure une vingtaine de minutes, le public n’applaudit pas (le concerto n’est pas terminé) mais en profite pour tousser, se moucher, respirer. Daniel Barenboim donne le signal du second mouvement, Adagio un pocco mosso, toute en finesse. Mais, comble de l’horreur, ma voisine est prise d’une violente quinte de toux qu’elle tente de réprimer dans son manteau, à quelques mètres du maître. Un tuyau pour la prochaine fois : prévoir des pastilles pour la toux. En boîte surtout. Pas en sachet ! Plus de peur que de mal. Barenboim n’a pas sourcillé. Le piano nous transporte.
Enfin, comme il est écrit sur le programme, « l’enchaînement avec le final, par une modulation surprenante, crée un effet de surprise. Le Rondo (Allegro ma non troppo) exubérant, à nouveau héroïque, et d’une seule coulée jusqu’à la coda, est brutalement interrompu par un simple roulement de timbales avant le triomphe définitif des forces de l’orchestre. » Autre tuyau : ne pas acheter le programme si vous n’avez jamais fait de solfège. Pour les néophytes, le langage de la musique ne passe pas par des mots mais par des émotions.
Alors, oui, cher papa. Je te dois des excuses. Tu as bien fait d’insister. J’ai perdu un certain nombre de grasses matinées. Mais, au change, j’ai gagné une oreille musicale. Tout le bénéfice de ta persévérance était à Pleyel, ce dimanche glacial de février. L’héritage est sauf.
Je t’embrasse.
Ton fils.