"Dix Petits Nègres" serait-il la clef de voûte du roman policier ? Le traité fondateur du huis-clos à l'anglaise ? Qui n'a pas lu, ou relu, ce chef d'œuvre d'Agatha Christie ? Écrivains, dramaturges, cinéastes, joueurs en tous genres : tous accordent une tendresse particulière, une nostalgie d'enfance, à cette implacable intrigue qu'il est quasiment impossible de déjouer soi-même. Et combien de générations encore se plongeront dans l'énigme la plus redoutable du genre, cherchant à en tirer les ficelles, à la faveur d'une tasse de thé, au coin du feu, dans un vieux château isolé ? Mais sans succès. Car vous, lecteurs, avez-vous déjà entraperçu un soupçon de solution avant la fin ? Le scénario de la reine du crime serait peut-être celui du meurtre parfait.
Au cinéma, la meilleure adaptation est, selon moi, la version en noir et blanc de René Clair, sortie en 1945 sous le titre Dix petits indiens. Sur les planches, les spectateurs seront surpris de découvrir une happy end. Mais c'est surtout le monde de jeu qui s'est emparé de la célèbre formule du whodunit (contraction de "Who done it" ? c'est-à-dire "Qui l'a fait ?"). Un détective enquête sur un meurtre en huis-clos, remontant la piste des indices jusqu'au dénouement. Le lecteur peut participer à l'enquête sur la base des mêmes indices. La solution est révélée par le détective lui-même auprès des suspects réunis pour l'occasion, l'assassin étant parmi eux. Le Cluedo, célèbre jeu de société créé en Angleterre dans les années 40, est inspiré de ce principe. Les plus férus du genre, dont je fais partie, peuvent monter des jeux d'enquête policière en grandeur nature, pour 20 personnes, sur tout un week-end. Une sorte de théâtre interactif baptisé murder-party. J'en avais même fait une profession, avec une société événementielle. Or, c'est Dix petits nègres qui m'a inoculé le virus.
La mécanique de la romancière est-elle infaillible ? Oui, pour l'écrivain François Vallejo qui confie au magazine Lire, dans son hors-série n°11 consacré à Agatha Christie : "J'ai lu Agatha Christie lorsque j'étais adolescent. Mais quand je suis arrivé au lycée, ça ne faisait pas très sérieux : on lisait plutôt Nathalie Sarraute ou Michel Butor... J'ai relu Dix petits nègres. Un chef d'œuvre fascinant car il est le contraire d'une enquête : les explications sont pour ainsi dire données avant les crimes. Une forme ronde et sans bavure. Quand j'ai lu la première fois, j'ai ressenti le plaisir spontané de la surprise mais, en le reprenant, j'ai pu apprécier sa construction millimétrée. Et, pour un écrivain, c'est un plaisir d'observer ce qui se passe derrière, de comprendre le mystère, la trouvaille scénaristique."
Dix petits nègres serait ainsi un cas d'école pour les amateurs de romans policiers. Comme une leçon d'écriture. Le véritable tour de force de l'auteur est d'avoir su concevoir une intrigue machiavélique mais simple. Dans son autobiographie, Agatha Christie évoque peu la genèse de son roman mais parle de l'effort de simplification qu'il a représenté pour elle : "Dix Petits Nègres, je l'avais écrit comme une gageure, et ce pour l'excellente raison que l'effarante difficulté de sa conception me fascinait. Dix personnages devaient mourir l'un après l'autre sans que cela paraisse le moins du monde ridicule ni que l'identité du meurtrier soit trop évidente. Je passais à la rédaction après un énorme travail préparatoire et je fus satisfaite du résultat. Déconcertante, l'histoire l'était, mais sans cesser pour autant d'être limpide et sans détours. Quant au dénouement, il était parfaitement raisonnable. Cependant, il y fallait l'adjonction d'un épilogue afin d'expliquer ce qui s'était passé." Imaginons un instant que la romancière, par esprit de défi ou de provocation, ait omis de conclure par cet épilogue. Les derniers mots auraient été : "D'un coup de pied, elle fit culbuter la chaise", condamnant le dernier personnage au suicide forcé. La police aurait retrouvé "dix cadavres et un problème insoluble". La puissance du récit aurait été à la hauteur de la frustration des lecteurs. Quitte à publier la solution, des années plus tard, comme une bouteille à la mer récupérée par des pêcheurs. Mais ce ne fut pas l'option retenue par l'écrivain.
D'où lui est venue l'idée ? D'après les spécialistes, elle s'est inspirée d'une comptine populaire pour enfants, une "nursery rhyme", en faisant correspondre chacune des morts à un vers de la chanson. En outre, ce fut l'occasion pour elle de s'affirmer en tant qu'auteur dramatique, capable de porter une intrigue à la scène. Ce qu'elle fit elle-même, déçue par les adaptations qui avaient été faites de ses précédents romans. Or, pour tirer une pièce de l'intrigue, il fallait modifier la fin puisque personne n'aurait été sur scène pour révéler la solution. Adaptée par Sébastien Azzopardi sous le titre "Devinez qui ?" et mise en scène en 2003 par Bernard Murat au Théâtre du Palais-Royal, la pièce remporte toujours un franc succès lors de ses différentes représentations. Récemment, elle a été montée par Ivana Coppola au Carré Belle Feuille de Boulogne-Billancourt, avec une pléiade d'acteurs talentueux parmi lesquels certaines voix célèbres du cinéma. On ne boude pas son plaisir. Surtout si, connaissant déjà le coupable, on s'attache aux petits détails de la mise en scène qui pourraient le confondre. Un conseil, ne le perdez pas de vue...
Aujourd'hui, le touriste littéraire qui veut marcher sur les traces de la romancière anglaise peut contempler le décor qui a servi à la trame de Dix Petits Nègres : il s'agit d'une petite île britannique, face au village de Bigbury, dans le sud du Devon, Burgh Island. Mais la visite se limite à la rive opposée. Car l'accès est aussi difficile que dans le livre (sur l'invitation d'un certain Mr O'Nyme) puisque c'est un lieu privé réservé aux clients d'un hôtel de luxe, très prisé de l'aristocratie britannique. Un caprice de milliardaire.
En Angleterre, on raconte que les chauffeurs de taxis révélaient à leurs clients la clef d'une autre énigme policière d'Agatha Christie, La souricière, jouée au théâtre depuis 1952, lorsqu'ils jugeaient leur pourboire trop maigre. Vous souhaitez vous venger d'un ami ? Dites-lui aussi le twist final de Dix petits nègres. Le seul à avoir deviné le coupable fut le second mari d'Agatha Christie, Max Malloman, lors d'une lecture dans leur maison du Devon. Mais c'était sur un raisonnement erroné. Un coup de chance, quoi.
Au cinéma, la meilleure adaptation est, selon moi, la version en noir et blanc de René Clair, sortie en 1945 sous le titre Dix petits indiens. Sur les planches, les spectateurs seront surpris de découvrir une happy end. Mais c'est surtout le monde de jeu qui s'est emparé de la célèbre formule du whodunit (contraction de "Who done it" ? c'est-à-dire "Qui l'a fait ?"). Un détective enquête sur un meurtre en huis-clos, remontant la piste des indices jusqu'au dénouement. Le lecteur peut participer à l'enquête sur la base des mêmes indices. La solution est révélée par le détective lui-même auprès des suspects réunis pour l'occasion, l'assassin étant parmi eux. Le Cluedo, célèbre jeu de société créé en Angleterre dans les années 40, est inspiré de ce principe. Les plus férus du genre, dont je fais partie, peuvent monter des jeux d'enquête policière en grandeur nature, pour 20 personnes, sur tout un week-end. Une sorte de théâtre interactif baptisé murder-party. J'en avais même fait une profession, avec une société événementielle. Or, c'est Dix petits nègres qui m'a inoculé le virus.
La mécanique de la romancière est-elle infaillible ? Oui, pour l'écrivain François Vallejo qui confie au magazine Lire, dans son hors-série n°11 consacré à Agatha Christie : "J'ai lu Agatha Christie lorsque j'étais adolescent. Mais quand je suis arrivé au lycée, ça ne faisait pas très sérieux : on lisait plutôt Nathalie Sarraute ou Michel Butor... J'ai relu Dix petits nègres. Un chef d'œuvre fascinant car il est le contraire d'une enquête : les explications sont pour ainsi dire données avant les crimes. Une forme ronde et sans bavure. Quand j'ai lu la première fois, j'ai ressenti le plaisir spontané de la surprise mais, en le reprenant, j'ai pu apprécier sa construction millimétrée. Et, pour un écrivain, c'est un plaisir d'observer ce qui se passe derrière, de comprendre le mystère, la trouvaille scénaristique."
Dix petits nègres serait ainsi un cas d'école pour les amateurs de romans policiers. Comme une leçon d'écriture. Le véritable tour de force de l'auteur est d'avoir su concevoir une intrigue machiavélique mais simple. Dans son autobiographie, Agatha Christie évoque peu la genèse de son roman mais parle de l'effort de simplification qu'il a représenté pour elle : "Dix Petits Nègres, je l'avais écrit comme une gageure, et ce pour l'excellente raison que l'effarante difficulté de sa conception me fascinait. Dix personnages devaient mourir l'un après l'autre sans que cela paraisse le moins du monde ridicule ni que l'identité du meurtrier soit trop évidente. Je passais à la rédaction après un énorme travail préparatoire et je fus satisfaite du résultat. Déconcertante, l'histoire l'était, mais sans cesser pour autant d'être limpide et sans détours. Quant au dénouement, il était parfaitement raisonnable. Cependant, il y fallait l'adjonction d'un épilogue afin d'expliquer ce qui s'était passé." Imaginons un instant que la romancière, par esprit de défi ou de provocation, ait omis de conclure par cet épilogue. Les derniers mots auraient été : "D'un coup de pied, elle fit culbuter la chaise", condamnant le dernier personnage au suicide forcé. La police aurait retrouvé "dix cadavres et un problème insoluble". La puissance du récit aurait été à la hauteur de la frustration des lecteurs. Quitte à publier la solution, des années plus tard, comme une bouteille à la mer récupérée par des pêcheurs. Mais ce ne fut pas l'option retenue par l'écrivain.
D'où lui est venue l'idée ? D'après les spécialistes, elle s'est inspirée d'une comptine populaire pour enfants, une "nursery rhyme", en faisant correspondre chacune des morts à un vers de la chanson. En outre, ce fut l'occasion pour elle de s'affirmer en tant qu'auteur dramatique, capable de porter une intrigue à la scène. Ce qu'elle fit elle-même, déçue par les adaptations qui avaient été faites de ses précédents romans. Or, pour tirer une pièce de l'intrigue, il fallait modifier la fin puisque personne n'aurait été sur scène pour révéler la solution. Adaptée par Sébastien Azzopardi sous le titre "Devinez qui ?" et mise en scène en 2003 par Bernard Murat au Théâtre du Palais-Royal, la pièce remporte toujours un franc succès lors de ses différentes représentations. Récemment, elle a été montée par Ivana Coppola au Carré Belle Feuille de Boulogne-Billancourt, avec une pléiade d'acteurs talentueux parmi lesquels certaines voix célèbres du cinéma. On ne boude pas son plaisir. Surtout si, connaissant déjà le coupable, on s'attache aux petits détails de la mise en scène qui pourraient le confondre. Un conseil, ne le perdez pas de vue...
Aujourd'hui, le touriste littéraire qui veut marcher sur les traces de la romancière anglaise peut contempler le décor qui a servi à la trame de Dix Petits Nègres : il s'agit d'une petite île britannique, face au village de Bigbury, dans le sud du Devon, Burgh Island. Mais la visite se limite à la rive opposée. Car l'accès est aussi difficile que dans le livre (sur l'invitation d'un certain Mr O'Nyme) puisque c'est un lieu privé réservé aux clients d'un hôtel de luxe, très prisé de l'aristocratie britannique. Un caprice de milliardaire.
En Angleterre, on raconte que les chauffeurs de taxis révélaient à leurs clients la clef d'une autre énigme policière d'Agatha Christie, La souricière, jouée au théâtre depuis 1952, lorsqu'ils jugeaient leur pourboire trop maigre. Vous souhaitez vous venger d'un ami ? Dites-lui aussi le twist final de Dix petits nègres. Le seul à avoir deviné le coupable fut le second mari d'Agatha Christie, Max Malloman, lors d'une lecture dans leur maison du Devon. Mais c'était sur un raisonnement erroné. Un coup de chance, quoi.