Prendre une décision qui nous dépasse, dans la crainte de la mort, quand sa vie est consacrée à Dieu, tel est le vrai sens de la foi. Et, d'après moi, le message central du très beau film de Xavier Beauvois, Des hommes et des dieux, consacré aux dernières années des moines trappistes du monastère Notre-Dame-de-l'Atlas, à Tibhirine, en Algérie. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept d'entre eux furent enlevés par le G.I.A. puis assassinés deux mois plus tard. Partir ou rester ? Pourquoi cette décision est-elle si dure à prendre ? Parce que c'est un choix libre et responsable, pesé et assumé, guidé par une conviction forte ? Un choix empreint d'humanité qui dépasse les clivages culturels et engage la personne toute entière ? Ou bien surtout, parce que, pour ces hommes de Dieu, il n'y en a pas d'autre ?
Depuis sa consécration au dernier Festival de Cannes (Grand Prix), la critique est élogieuse et le bouche-à-oreille fécond. Sélectionné à Hollywood pour représenter la France à l'Oscar du meilleur film étranger, Des hommes et des dieux fait parler de lui. Pour trois raisons, bien méritées.
Historiquement, le film retrace un épisode douloureux du christianisme en Algérie. Implantés à Tibhirine depuis 1964, les frères étaient très appréciés des villageois. Ils participaient aux fêtes de famille, soignaient les malades, les assistaient dans leurs tâches quotidiennes. Mais, à partir de 1993, la situation s'est dégradée. La guerre civile a éclaté. Pressés par les autorités de quitter le pays, ils ont refusé ce qu'ils considéraient comme une fuite, une preuve de lâcheté. L'armée n'a alors eu de cesse de les surveiller. Non pour leur protection. Mais par suspicion : ils auraient soigné des rebelles. Quelle erreur de jugement ! L'avaient-ils fait sous le coup de la peur et au nom de la charité ? Ou pour des raisons politiques ? La réponse ne fait aucun doute. Ainsi, à leur mort, plusieurs thèses ont circulé quant aux raisons de leur exécution : œuvre du fanatisme, complot des services secrets pour discréditer le G.I.A. aux yeux de l'opinion publique ou bavure de l'armée qui croyait mitrailler des terroristes. Seules les têtes décapitées des moines ont été retrouvées. Pas leur corps. Une enquête est en cours. A ce jour, le mystère demeure. Aussi, le scénario a l'intelligence de couvrir non les dernières minutes avant l'enlèvement - ce qui aurait donné un film de suspense où l'exercice de style l'emporte sur le propos -, mais les dernières années. Pour laisser au spectateur le temps de plonger au cœur de cette vie de contemplation et de se familiariser avec les protagonistes. Afin de mieux comprendre leurs motivations, leur trouble, leur choix.
Humainement, c'est une vraie leçon d'humilité et de fraternité. L'homme ne cesse d'avoir des doutes sur le sens de sa vie. Mais quand il est moine et qu'il a offert la sienne à Dieu, a-t-il le droit de douter ? Ces religieux ont pris un engagement auprès de la population, frappée par la misère, et aussi auprès de leur maître, le Christ, en le représentant au cœur d'une région qui l'ignore. Peuvent-ils se laisser miner par leurs faiblesses ? Leur intérêt personnel ? Pendant les "chapitres", ces réunions où s'échangent les points de vue, chaque frère porte un regard juste et sévère sur sa condition, son raisonnement, s'excusant même pour sa peur et sa tentation de partir. Mais, "partir, c'est mourir" dit Frère Luc, le doyen, interprété par Michael Lonsdale, magistral. Partir, pour aller où ? Et, une fois ailleurs, quoi faire, se demandent-ils, chacun leur tour. Alors, portés les uns par les autres, dans cette conscience communautaire, ils décident de faire face, non sans humour et légèreté, à leur destin. Et de confier leur vie d'homme à Dieu. Par charité pour leurs frères musulmans. A l'image des apôtres, après la mort de Jésus.
Spirituellement, le film est le récit d'un témoignage. Celui de la foi chrétienne. Car c'est dans la prière et le chant que les moines trouvent la force de résister. Dans la célébration de l'eucharistie, malgré la menace islamiste et la pression des hélicoptères de l'armée, qu'ils puisent leur espérance. Avec simplicité. Car le martyre auquel ils se préparent n'est pas un acte d'héroïsme. Mais l'acceptation d'un message évangélique fort : "Celui qui veut marcher à ma suite, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour, et qu’il me suive. Car celui qui veut sauver sa vie la perdra ; mais celui qui perdra sa vie pour moi la sauvera." (Luc, 9, 23-24). C'est étonnant que le film soit l'œuvre d'un non-croyant. En l'ignorant, les détracteurs auraient pu parler de propagande cléricale. Mais, comme le rappelle Michael Lonsdale, dans un entretien avec un hebdomadaire catholique, "les non-croyants sont capables de faire des choses extrêmement religieuses. Il y a un cœur en eux qui peut s'exprimer : c'est cela le principal." C'est vrai : que l'on soit croyant ou non, il existe aujourd'hui un besoin de spiritualité, une quête de sens et de valeurs, animés par le cœur, qui font contre-poids à la culture consumériste des "Trente Flambeuses", ces années fric et bling-bling qui ont dépouillé l'homme de son âme au profit de ses biens matériels et de sa liberté à outrance. C'est tout le propos du livre de Jean-Pierre Denis, Pourquoi le christianisme fait scandale, publié au Seuil. Pour ce directeur de la rédaction du magazine La Vie, le christianisme serait l'ultime rébellion contre le triomphe des utopies d'autrefois qui ont conduit l'individu à se marchandiser. Le laissant seul et vide, sur son tas de fric.
Le film de Xavier Beauvois n'a jamais été autant d'actualité. A l'heure où les journaux télévisés parlent de prises d'otage, d'antisémitisme, de menaces terroristes, de polémiques politico-financières ou de scandales pédophiles, Des hommes et des dieux offre une nouvelle perspective sur le monde. Un regard tragique mais où triomphe l'amour du prochain et le mystère du sacré. Mystère si bien résumé par ce témoignage du dernier survivant au massacre, Frère Jean-Pierre Schumacher, 86 ans : "En ce monde, rien n'est le fait du hasard. Tout est grâce". A méditer.