jeudi 1 avril 2010

Nouvelle Alexandrie ?


Alors que s’est achevée, hier soir, la 30ème édition du Salon du Livre de Paris, Porte de Versailles, des inquiétudes planaient. Y aura-t-il une édition l’année prochaine ? Où aura-t-elle lieu ? Qui exposera ? En effet, cette année, on a noté l’absence du n°1 de l'édition, Hachette. Et on parle déjà d’un retour au Grand Palais, dans ce lieu mythique où naquit cet événement littéraire, un 23 mai 1981. Lieu d’exception, sous une coupole de verre entièrement rénovée, certes. Mais une perte significative d’espace et des coûts d’exposition plus élevés. Il risque donc d’y avoir de sérieux barrages à l’entrée pour les petits éditeurs qui bataillent fort pour survivre. En conséquence, le Salon du Livre de Paris deviendra-t-il la chasse gardée des grandes maisons, privant les petites d’un lieu d’expression où représenter sa production, souvent de qualité et de toute beauté ? Pour répondre à ces questions, il faut d’abord se demander à quoi sert le Salon du Livre ? Pourquoi les visiteurs s’y rendent chaque année aussi nombreux ? Alors qu’il est si facile de trouver un livre en librairie...

D’abord, parce que c’est un lieu de célébration populaire. Comme un temple païen, dédié à la muse des lettres. Autant de livres autour de soi, c’est un privilège que l’on n’a pas connu depuis la grande bibliothèque d’Alexandrie, au 3ème siècle avant Jésus-Christ. Cependant, si Alexandrie était réservée aux élites, le Salon du Livre de Paris est ouvert à tous.

Puis, c’est un lieu de rencontres et de découvertes étonnantes. En marge des éditeurs de renom, les littératures régionales et internationales y sont représentées. Elles donnent une chance à des auteurs, anonymes pour la plupart, dont la plume a (enfin !) trouvé ses caractères d’imprimerie mais se cherche encore des lecteurs. En outre, il est impossible de tout lire, quand on a déjà le hit-parade des best-sellers, les prix littéraires et le choix des journalistes sur sa table de chevet.

C’est aussi un lieu stratégique où la pipolisation bat son plein. Tous les grands noms de la littérature font le déplacement, à la demande de leurs éditeurs, pour dédicacer leur dernier succès ou participer à des tables rondes. Or, les visiteurs sont toujours prêts à faire la queue pendant des heures pour entrapercevoir leur écrivain préféré, le temps d’une bafouille griffonnée à la hâte sur la première page. Ils constituent l’épicentre de la profession. Or, tous les exposants profitent de l’onde de choc. Car un lecteur qui a vu une star passe aussi du temps sur le salon, à flâner.

Au-delà des ténors de l’écriture et de l’édition, cette année fut l’occasion pour moi de saluer les complices de toujours (Terre de Brume ou Imago) et de dénicher des perles rares. Or, il suffit d’au moins un coup de cœur pour que le Salon, mon Salon, soit un bon cru. C’est le cas. J’en ai compté trois.

Comme certains restaurants, dissimulés dans une rue peu fréquentée, sont la promesse d’un enchantement des papilles, certains éditeurs, à l’étroit sur un stand minimaliste, dans une allée exigüe, offrent de véritables révélations. Parmi eux, Les Ardents Editeurs, une maison d’édition installée à Limoges depuis 2007, portent bien leur nom. Attiré par les couvertures de ses livres (c’est souvent le cas), de très bonne facture, je m’avance et « tâte la marchandise ». Plusieurs titres accrochent mon regard : Le Mystère H., LHondres ou les ruelles sans étoiles, La Nuit des Orpailleurs et Cinq couleurs assassines. Des romans d’aventure et d’intrigue, aux parfums surnaturels. En quelques mots, Jean-Marc Ferrer, directeur éditorial, touche mon talon d’Achille. Il me parle des histoires, des auteurs. C’est mon créneau. Nous échangeons nos cartes de visite. Il me promet des exemplaires presse. Je lui assure d’un article sur mon autre blog consacré au fantastique.

A deux allées de là, un éditeur spécialisé dans les récits et carnets de voyages me présente sa collection de biographies géographiques. Créée en 1999, les éditions Magellan & Cie donnent la parole aux écrivains-voyageurs. L’un d’eux enflamme mon imaginaire : Jules Verne. Au-delà de ses œuvres, c’est le marin qui est à l’honneur, sous la plume de Philippe Valetoux, un ex-officier au long cours, devenu pilote de port au milieu des années 80. Depuis, il a collaboré avec le Musée de la Marine de Paris pour l’exposition Jules Verne et la mer. Avec Jules Verne, en mer et contre tous, il présente un autre visage, souvent méconnu, de l’auteur de Vingt mille lieues sous les mers. Navigateur authentique, capitaine de trois yachts qui l’ont mené en Norvège ou à Alger, Jules Verne ne fut pas le casanier que la critique prétendait. S'appuyant sur des documents inédits, Valetoux nous fait voyager avec ce « capitaine des mots » qui, de son propre aveu, considérait la Terre comme trop petite « puisqu’on en avait fait le tour ». Il fut saisi par l’envie de voyager, pour mieux écrire et s’identifier aux explorateurs dont il « absorbait les œuvres ». Je suis conquis. « Puisque vous aimez la mer, me dit Marc Wiltz, directeur de Magellan & Cie, vous devriez aimer celui-là… » Il me tend un livre. « Vous savez, lui dis-je, je ne suis pas du tout marin. J’aime naviguer mais en rêve, à travers les récits maritimes, pour découvrir une vie que je n’aurai jamais. » Il sourit. En couverture, sur une aquarelle d’un trois-mâts, face à Belle-île, le titre Embarquées me laisse rêveur. « C’est l’histoire d’une ancienne directrice marketing d’une grande maison de champagne qui, à la suite d’un événement professionnel sur le Belem, en 2001, a tout quitté pour devenir élève-officier de la Marine Marchande. Sous forme épistolaire, elle raconte sa reconversion, ses voyages, ses ressentis. Ses lettres sont adressées à un marin idéal. Au fil du récit, il prend les traits de Bernard Giraudeau qui a démarré sa carrière dans la Marine, avant d’être acteur ». Vous le saviez ? Intrigué par ce résumé, je feuillette l’ouvrage. Les illustrations, signées Sophie Ladame, sont remarquables. Selon les mots de l’auteur, Isabelle Rosenzweig, « Sophie dessine les navires et la mer tels que je les écris. Elle fut les yeux alors que je posais mes mots. Et nous avons ainsi embarqué ensemble ». Je prends.

Enfin, chez Dargaud, la reproduction en grand format d’une couverture de bande dessinée me séduit. Je pénètre sur le stand pour en feuilleter le contenu. Déçu. Le coup de crayon ne me correspond pas. Trop lisse, pas assez de matière. Par contre, sur une autre étagère, un titre percute : Chambre obscure, de Cyril Bonin. Une comédie policière en deux tomes en hommage aux romans d’aventure d’Arsène Lupin. Le scénario ? « 1912. Un grand hôtel particulier de la banlieue parisienne. Trois tableaux. Un vol. Un mystère. » La tranche est garnie d’un tissu marron. Très soigné. Le papier, épais et jauni, sent l’encre d’imprimerie. Le dessin est sublime. Toujours la même patine. Quelques années auparavant, il signait la série Fog, avec Roger Seiter, dont l’intégrale est parue en janvier dernier. Un univers brumeux et fantastique, des mystères dignes de Sherlock Holmes, une atmosphère victorienne. Je prends.

Pour la première fois, j’assiste à une conférence. Sur le thème du polar. Autour de Hubert Artus, fine gâchette de la chronique littéraire sur Rue89.com : Peter James, l’auteur de Comme une tombe, au pitch hallucinant, Patricia MacDonald, qu’on ne présente plus, Michèle Lesbre, écrivain de romans noirs aux multiples récompenses, et la suédoise Camilla Läckberg, héritière de Steig Larsson (Millénium). Après un démarrage laborieux, Michèle Lesbre soulève un point essentiel, inspiré par Jean-Patrick Manchette, l’un des pères spirituels des écrivains de romans policiers. Dans un polar, le moteur n’est pas l’énigme, le crime ou l’identité de l’assassin mais la motivation du criminel. Tout l’enjeu psychologique d’un bon polar réside dans la recherche du pourquoi. Puis, chaque auteur livre ses sources d’inspiration. Peter James et Camilla Läckberg ne parlent pas français. Un interprète les traduit, en décalé. Ça me rappelle cette scène hilarante du film Le Magnifique, avec Jean-Paul Belmondo, où pour interroger un espion albanais, les enquêteurs font venir un traducteur qui ne parle que le roumain, un roumain qui parle serbe, un serbe qui comprend le russe, un russe qui parle tchèque et, heureusement, un tchèque qui s’exprime en français. Chaque question et chaque réponse se propage de traducteur en traducteur, entre les services secrets français et l’espion, devant la moue abrutie de Bébel. Sans aller jusque-là, la table ronde traîne malgré tout en longueur. Finalement, quel que soit le thème, on s’en fout. Tout le monde est là pour faire sa pub !

Hier, c’était le dernier jour. Arpentant encore les allées vers 18h, j’assiste au démontage et au rangement de plusieurs stands. Editeurs pressés ? Déçus ? Contentés ? Les corses ont déjà plié bagages. Les rayons sont vides. Il n’y a plus personne. C’est loin Porto Vecchio ! Soudain, une voix d’outre-tombe résonne dans le grand hall : « Mesdames et messieurs les exposants. Par respect pour nos visiteurs, je vous rappelle que le salon ferme ses portes à 19h. Merci de ne pas anticiper votre départ. » Des applaudissements fusent. Deux musiciens, aux mines de Pierrot la lune, entament une dernière danse nostalgique. Ça sent la fin. Les cartons. Les tas de scotch, de coton gratté et de bouts de moquette rassemblés au milieu des allées. Les éditeurs en ont plein les pattes. Mais où seront-ils l’année prochaine ? A priori, toujours là, fidèles au poste. Mais souhaitons-leur que la Porte de Versailles ne soit pas une nouvelle Alexandrie !